- M. le président. La parole est à Mme
Huguette Bello.
Mme Huguette Bello. Monsieur
le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, quand je
prends la parole dans cet hémicycle, c'est souvent pour vous parler
des difficultés de la Réunion, du chômage, de notre jeunesse inquiète,
de tous ces retards que nous avons tant de mal à combler. Je vous
épargnerai aujourd'hui ce triste catalogue. Je vous demanderai seulement
de ne pas nous créer, par une loi en tous points inutile, un embarras
supplémentaire.
Dans la construction de la société réunionnaise, la laïcité joue un
rôle décisif. Oui, elle est faite de diversité, de respect, de tolérance.
Mais plutôt que de faire appel à des mots solennels, laissez-moi vous
montrer quelques images.
Chez nous, les mosquées, les temples hindous ou chinois voisinent
avec les églises catholiques.
Chez nous, la nature est piquetée de petits édifices religieux que
les fidèles d'un culte, ou de plusieurs cultes, entretiennent et fleurissent
avec dévotion.
Chez nous, à l'occasion des fêtes qu'elles célèbrent, les communautés
religieuses échangent leurs vœux par des communiqués publiés dans
la presse.
Chez nous, plusieurs fois par jour, l'appel du muezzin et les cloches
des églises se répondent pacifiquement.
Chez nous, personne ne s'étonne de voir l'évêque s'exprimer lors du
Dipavali, la fête de la lumière des Hindous.
Chez nous, lorsqu'on inaugure un pont, les représentants de tous les
cultes viennent y associer leurs prières.
Chez nous, les cantines scolaires s'accommodent depuis toujours des
interdits alimentaires : pas de porc pour celui-ci, pas de bœuf pour
celui-là.
Chez nous, il existe des cimetières, ou des carrés dans les cimetières,
réservés à tel ou tel culte.
Chez nous, où la grande majorité de la population est catholique,
une école coranique sous contrat - la seule de France - accueille
des enfants.
Cet équilibre est précieux, fragile aussi. Il a fallu beaucoup de
temps et d'efforts pour qu'il s'établisse dans une île où un article
du Code noir interdisait l'exercice de toute autre religion que la
catholique, et où, pendant longtemps, les cultes non chrétiens devaient
se cacher, sinon disparaître.
C'est pourquoi, au moins autant que d'autres, les Réunionnais sont
fortement attachés à la laïcité. Ils savent ce que signifie l'égalité
entre des options spirituelles différentes et ils savent qu'elle est
le garant de liberté de conscience. Ils savent aussi que la laïcité
construite sur la neutralité du pouvoir politique constitue la meilleure
défense possible contre les périls du communautarisme.
Le défi - dont parle M. Stasi - de « forger l'unité tout en respectant
la diversité de la société », il a été relevé, et victorieusement,
dans notre île.
Les signes ostensibles ? Dans un tel contexte, les proscrire nous
semble maladroit, inopportun et dangereux. Quand l'école, au mépris
de toute réalité, interdisait la langue créole dans son enceinte,
imagine-t-on quelle douloureuse et vaine gymnastique mentale elle
imposait aux enfants ? En serait-il autrement si leurs habitudes élémentaires,
héritées de très anciennes civilisations, se retrouvaient soudain
rejetées et suspectées par on ne sait quels théoriciens du convenable
?
L'école, l'école laïque, est-ce l'élargissement ou la mutilation ?
Le dépassement ou la réduction ? La confiance ou la méfiance ? Qu'on
ne s'y méprenne pas d'ailleurs, sur les photos de classe de la Réunion,
il suffit le plus souvent des doigts d'une seule main pour compter
les foulards.
Quant à ce tika, ce poutou, ce point rouge que les jeunes filles,
selon la tradition hindoue, portent sur le front, et qui n'est pas
non plus très répandu, faudrait-il qu'elles l'effacent avant d'entrer
en classe ? Le plus sage serait de continuer à faire confiance aux
enseignants de la Réunion, qui, bien adossés aux valeurs fondatrices
de la laïcité, ont toujours su que celle-ci était d'abord synonyme
de tolérance et de liberté.
On est en train de nous placer dans une situation absurde. Tous les
responsables politiques et religieux de 1a Réunion ont souligné l'inutilité
de cette loi. La ministre de l'outre-mer préconise de l'appliquer
« avec souplesse et intelligence » ; le recteur de la Réunion promet
de fermer les yeux. Nous leur en donnons acte. Mais qui nous garantit
que demain quelque directeur d'établissement n'ira pas, par zèle intempestif
ou par ignorance de la situation, mettre le feu dans les consciences
en ruinant ces efforts de modération ? Mieux vaudrait sans aucun doute
une application souple et intelligente de la loi qu'une application
rigide et mécanique ! Mais mieux vaudrait encore qu'il n'y ait pas
de loi du tout !
Mme Christine Boutin. Absolument !
Mme Huguette Bello. De l'école, de nos enfants, il y a tant
de choses à dire, de leur présent et de leur avenir, de ce qu'ils
sont et de ce qu'ils seront, que le débat dans lequel nous sommes
engagés m'apparaît presque irréel. Nous ne ferons pas disparaître,
en l'enveloppant dans l'étoffe du voile, le trouble des petits Réunionnais,
pas plus que celui des petits Français. Je n'arrive pas à repousser
la crainte que la vieille et noble patrie des cathédrales et de la
Révolution, de celui qui croyait au ciel et de celui qui n'y croyait
pas, n'agisse dans cette affaire, non pas comme elle-même, mais comme
un clone fantomatique d'elle-même. Il lui en faut vraiment si peu
pour trembler ?
Ce voile, je ne le défends pas plus que ceux qui veulent légiférer
à son propos. Il est vrai qu'il peut fournir l'occasion à certains
groupes d'exercer sur des adolescentes d'insupportables pressions.
Mais il est trop commode de distinguer les difficultés de certaines
de nos jeunes compatriotes de celles de l'ensemble de la jeunesse.
Ne voyons-nous pas qu'une grande partie de ces jeunes, même s'ils
sont résolument hostiles au voile, se sentiraient contraints par un
profond sentiment de justice de prendre fait et cause pour celles
de leurs camarades qui refuseraient de l'abandonner ? Car, ils le
devinent, il n'y aurait pas d'affaire du voile si les problèmes de
quelques adolescentes n'étaient pas la traduction particulière, dans
un groupe particulier, d'un désarroi qui touche tous les jeunes, quels
que soient leurs origines, leur milieu social ou leurs convictions.
Chaque jour, la télévision nous montre des enfants qui se débattent
contre l'angoisse où les jettent des bouleversements qui les déconcertent
! Les plus pauvres s'enferment dans le ressentiment, les plus riches
dans l'égoïsme. Ce que dévoile la question du voile va bien au-delà
de ce que nous imaginons. Elle s'impose à nous tous comme un révélateur
du désarroi de notre jeunesse tout entière. Elle nous dit, à sa manière,
que le type de société qui se développe en Occident n'a plus la moindre
force d'entraînement, ni sur les individus, ni sur les groupes.
Pour la jeunesse, cette loi aurait un arrière-goût de capitulation.
Elle signifierait que le pouvoir politique a définitivement renoncé
à traiter le fond des problèmes et qu'il s'est exilé dans le formel
et l'apparent.
Les conséquences de cette loi, détestables pour tout le monde, le
seront plus encore pour les jeunes filles qu'elle vise. Elle ouvrira
un boulevard à la mauvaise foi, aux entêtements sans issue, aux fausses
rationalisations, au manichéisme sommaire, prodromes des révoltes
sans espoir.
Et puis tissu pour tissu, l'imposture est trop grosse ! Pour dangereux
qu'il soit, ce voile est devenu pour celles qui le portent, et même
pour ceux qui le refusent, une affaire de conscience. Quelle conscience
y a-t-il, je vous le demande, dans la course à l'exhibition que nous
laissons la publicité organiser dès la maternelle, que dis-je ? dès
la naissance, quand ce n'est pas avant la naissance ! Les signes visibles
de richesse, les signes ostentatoires de vanité, et donc les signes
ostensibles d'arrogance et de mépris, qui s'y oppose ? J'entends souvent
parler de valeurs. Je ne mets pas en doute la sincérité de ceux qui
tiennent ce langage. Mais pendant que dans cette assemblée on célèbre
les valeurs, partout ailleurs les jeunes sont invités à vivre sur
le mode de l'individualisme, de la compétition, de l'illusion, de
l'envie et de la jalousie. Où est le progrès quand une petite Marie,
plutôt que du voile de Farida, rêve des Nike de Claire ou de François.
Qu'on le veuille ou non, et même si on le refuse, l'être est quand
même davantage présent dans le voile que dans les Nike ! (Exclamations
sur divers bancs.)
Combattre ce qu'un membre de la commission Stasi a superbement appelé
les « cléricatures de l'argent », voilà la première urgence éducative
! Je ne pense pas seulement à la nécessaire réduction des inégalités,
ni à l'urgente obligation d'éradiquer de monstrueuses injustices,
car le mal a creusé des galeries plus profondes encore. Je pense d'abord
à un examen hardi et généreux des raisons de vivre que nous proposons
à la jeunesse. Si une telle tâche était, je ne dis pas même achevée
ni menée à bien, mais simplement loyalement commencée, la question
du voile, comme bien d'autres, s'apaiserait.
Pour celles qui le portent, comme pour l'immense majorité qui le refuse,
l'accès au monde réel, aujourd'hui obstrué par l'illusion systématiquement
organisée, serait enfin ouvert. Les esprits et les cœurs sortiraient
des réserves où l'argent les tient enfermés. Ce voile, que nous redoutons
tellement, tomberait alors de lui-même. Et nous comprendrions qu'il
ne cachait pas seulement le visage de quelques adolescentes mais,
d'une autre manière, le nôtre.
Evidemment, pour toutes ces raisons, je voterai contre ce texte. (Applaudissements
sur quelques bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.)
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