En 1973 a paru à Téhéran,
l'ouvrage volumineux de l'historien et publiciste iranien bien connu,
Ismaïl Raïn, "Le Génocide des Arméniens sous le règne ottoman" en
persan. Le livre est composé d'une longue introduction et de cinq
chapitres. L'introduction récapitule succinctement l'histoire des
relations et des dissensions de l'Iran et de l'Empire ottoman, énumère
les mobiles du génocide des Arméniens, et explique le but de l'auteur.
L'auteur y écrit entre autres: "Depuis 1876 jusqu'en 1919, la Turquie
ottomane a organisé, à 24 reprises, divers massacres massifs des
Arméniens, qui ont entraîné la disparition de 2 237 027 Arméniens.
Ces massacres et tout particulièrement, le Grand génocide de 1915
ont suscité une vague de réprobation et de colère dans le monde
entier, jusqu'en Turquie même. Et malgré la persistance de l'administration
actuelle de la Turquie à soutenir que le gouvernement et le peuple
de la Turquie n'ont rien à voir avec les événements du passé, la
question principale reste néanmoins ouverte: nos frères arméniens
ont été chassés de leur patrie et de leur berceau historique, forcés
de se disperser aux quatre coins du monde, sans que les pays, grands
et moins grands, aient pu fournir, à ce jour, de réponse à cette
question..."
Le premier chapitre est entièrement
consacré à l'organisation de la Turquie ottomane et aux événements
ayant présidé à la naissance de la dynastie ottomane des sultans,
au lugubre interrègne des Jeunes Turcs et au mouvement kémaliste.
L'auteur souligne à plusieurs reprises que la monarchie absolue
des sultans turcs, qui s'appuyait sur les classes et les couches
les plus réactionnaires et les plus obscures de l'Etat ottoman,
a toujours été l'ennemi mortel du progrès.
Voilà un passage extrait du
manuel d'histoire de l'Iran contemporain caractérisant le règne
du sultan Abdül-Hamid II: "Tout le long de son règne il mena une
existence de rapace, étouffant aveuglément dans ses serres tout
ce qui le dépassait. Ennemi juré des progrès de la civilisation,
il s'était fait entourer par des conseillers incapables et ignorants,
des gendarmes et des percepteurs impitoyables..."
Dans l'analyse des motifs
de la naissance de l'idéologie du panturquisme et du panislamisme,
donnée dans le premier chapitre du livre, l'auteur attire l'attention
sur les fait que le panislamisme prêche le caractère exceptionnel
des musulmans d'un point de vue politique et confessionnel. La doctrine
du Coran accorde une grande importance à cet aspect. Ce caractère
exceptionnel des musulmans devrait servir de levier puissant pour
parvenir à l'hégémonie politique et établir leur domination sur
les peuples chrétiens.
De même que leur prédécesseurs,
le sultan Abdül-Hamid et les Jeunes Turcs considéraient les Arméniens
comme les plus grands ennemis de la Turquie ottomane, particulièrement
au moment où la Turquie était amputée de ses possessions européennes,
et la perspective de devenir une puissance uniquement asiatique
se précisait de plus en plus.
Ismaïl Raïn écrit: "Avec l'aide
des pantouranistes, Enver pacha et les autres leaders du parti "Union
et Progrès" désiraient faire disparaître les Arméniens et, par là
même, leur patrie, l'Arménie occidentale située au coeur du territoire
de la Turquie, et parvenir ainsi à unifier toutes les localités
à habitation turque et les peuples turcophones, y compris l'Atropatène
occidentale, afin de créer une entité géographique, économique,
politique, administrative et militaire unifiée, un empire "pantouraniste",
entreprise qui, comme on le sait, s'est évanoui en fumée avec la
chute d'Enver pacha et des Jeunes Turcs".
L'auteur considère ensuite
la naissance et le développement du mouvement des Jeunes Turcs,
il mentionne la formation des premiers comités jeunes-turcs, rappelle
leur credo politique, leur prise de position à l'égard des peuples
allogènes vivant sur le territoire de la Turquie tels qu 'Arméniens,
Grecs, Lazes, Arabes, et des mouvements de libération nationale
et particulièrement la position antiarménienne des Jeunes Turcs,
poussant la relation des faits jusqu'à leur fin honteuse. Il montre
que dès le début les Jeunes Turcs se rallièrent sous le drapeau
de la sinistre idéologie du panturquisme et du pantouranisme, déclarant
"le panturquisme depuis Istanbul jusqu à la Volga". Néanmoins, la
question arménienne restait le problème le plus épineux et le plus
brûlant de la politique des Jeunes Turcs. L'auteur écrit: "A leur
congrès de Salonique tenu en 1911, les Jeunes Turcs adoptèrent une
décision secrète selon laquelle l'Empire ottoman devrait être uniquement
islamique, l'usage exclusif de la langue turque étant la meilleure
condition pour y parvenir..."
En rappelant les témoignages
contenus dans le livre "Notre voisine la Turquie" paru en Iran,
l'auteur écrit: "Dans l'élaboration et l'exécution de l'idée de
cet assassinat massif, de ce génocide, un rôle décisif était réservé
à l'impérialisme allemand qui prit une part directe à cette oeuvre
noire et qui, au même titre que les panturquistes et leurs complices,
doit assumer la responsabilité de l'organisation et de la réalisation
de l'un des crimes et des tragédies les plus atroces de ce siècle".
Les trois chapitres suivants
du livre se rapportent directement aux organisateurs du génocide.
Les lignes suivantes permettent de cerner la position de l'auteur:
"L'assassinat d'une personne est par lui-même un phénomène horrible;
le massacre d'un groupe d'individus est une cruauté inhumaine; l'anéantissement
de toute une nation est un crime qui n'a pas de qualificatif ni
de définition dans le vocabulaire du monde civilisé. Hitler appelait
ses activités visant à l'anéantissement de la nation juive "une
solution définitive de la question juive", tandis que Talaat avait
caractérisé l'extermination de millions d'Arméniens comme le déplacement
d'un certain nombre de personnes".
Dans ses conclusions l'auteur
écrit que la Première Guerre mondiale offrit une occasion propice
aux Jeunes Turcs pour réaliser leur programme de "Turquisme", et
dès le début ils mirent en oeuvre le programme monstrueux de l'extermination
des Arméniens occidentaux préalablement établi. Comme prétexte,
les Jeunes Turcs avaient monté en épingle le fait de la collaboration
des Arméniens avec la Russie, les accusant de déloyauté et de trahison.
Ils s'évertuaient à expliquer leurs crimes par la sympathie des
Arméniens pour la Russie, leur insoumission, les preuves de collaboration
avec l'armée russe.
Sur la foi de nombreux documents,
d'informations de presse, de livres publiés en Iran et les mémoires
de témoins oculaires, Ismaïl Païn parvient à la conclusion que pour
mettre leur plan en exécution, les Jeunes Turcs eurent recours particulièrement
à des formes et méthodes telles que la mobilisation avancée des
jeunes Arméniens capables de prendre les armes, la fermeture des
centres chrétiens, l'extermination des représentants de sexe mâle,
la vente des jeunes femmes et jeunes filles arméniennes, et la déportation
de la population restante dans l'espoir que la faim, la fatigue
et la soif se chargeraient de les achever. des jeunes femmes et
jeunes filles arméniennes, et la déportation de la population restante
dans l'espoir que la faim, la fatigue et la soif se chargeraient
de les achever.
Tout en rappelant les mémoires
bien connus de Naïm bey concernant le génocide des Arméniens, Ismaïl
Raïn rapporte dans son livre les mémoires d'un autre témoin oculaire
des agissements criminels turcs, l'éminent écrivain iranien Seyed
Mohamad Ali Djamal Zadé, qui ont été publiées en 1972, à Genève,
sous le titre "Mes observations personnelles durant la Première
Guerre mondiale".
Un autre témoin oculaire,
le docteur Réza Ghouli Divan Bek, diplomate et personnalité politique
en vue, et qui à l'époque était un jeune diplomate iranien en poste
en Turquie, empruntant fréquemment le trajet Ankara-Erzerum-Bakou,
écrit dans le premier livre de ses mémoires, publié à Téhéran, en
1973: "Enver et Talaat, ainsi que leurs partisans pensaient qu'à
la suite de la consolidation de l'Etat allemand ils pourraient,
sous le nom "d'Union islamique" et sous le couvert du panturquisme,
"régler leurs comptes intérieurs, "nettoyer" la Turquie des éléments
allogènes. C'est dans ce but qu'ils s'étaient alliés aux Allemands
contre la Russie. L'arrogant Kaiser allemand Wilhelm Il qui se déclarait
le protecteur des musulmans du monde entier, les secondait fermement..."
A plusieurs reprises Ismaïl
Raïn trace des parallèles entre les assassins jeunes-turcs et les
criminels hitlériens. L'auteur exprime sa profonde préoccupation
pour le fait que beaucoup de gens ne savent pas jusqu'à présent,
la vérité ou n'ont que des renseignements fragmentaires sur ce crime
sans précédent qui s'est perpétré en Arménie occidentale.
L'auteur remarque avec regret:
"Si à l'époque, Enver, Talaat, Cemal et les autres dirigeants jeunes-turcs
avaient été traduits devant un tribunal, pour répondre des crimes
monstrueux commis envers les peuples et l'humanité, comme ce fut
le cas, après la Seconde Guerre mondiale, pour les principaux criminels
de guerre, à Nuremberg, alors, face à la menace d'une fin identique,
Hitler n'eût peut-être point proféré ses paroles tristement célèbres:
"Qui, aujourd'hui, se rappelle encore le massacre des Arméniens?",
et des assassins tels qu'Himmler, Eichman, Juhus Schtreicher, les
membres des SS, de la gestapo, des chemises noires ou brunes n'eussent
pas ose se manifester".
Ismaïl Raïn soumet aussi à
l'attention du lecteur les activités diplomatiques déployées autour
de l'Arménie occidentale et de la question arménienne, le destin
politique des Arméniens occidentaux, leur aspiration à se rassembler,
une fois libérés par les armes russes, sur un territoire unifié.
Ismaïl Raïn a consacré le cinquième et dernier chapitre de son livre
à la résistance des Arméniens au génocide, au rôle et aux activités
des partis politiques arméniens.
Ici, l'auteur trace de nouveau
des parallèles entre les pogromes des Juifs réalisés par les hitlériens
lors de la Seconde Guerre mondiale et l'holocauste des Arméniens
en Arménie occidentale et dans les localités à habitation arménienne
de Turquie, au début du siècle.
En achevant le récit succinct
du contenu du livre d'Ismaïl Raïn, "Le génocide des Arméniens sous
le règne ottoman", il faut relever en même temps qu'on rencontre
dans le livre des thèses discutables, des conceptions et des conclusions
inexactes dans l'analyse des problèmes politiques, l'éclaircissement
des phénomènes historiques sans tenir compte de la lutte des classes,
des explications erronées du rôle des partis nationaux arméniens
et des activités de leurs dirigeants, etc. Mais avec ça, on ne peut
manquer de mentionner que l'auteur a écrit son livre avec le noble
principe d'objectivité et d'humanisme d'un homme civilisé, avec
le sentiment de respect et d'amour pour le peuple créateur arménien.