• Un historien persan sur le génocide des Arméniens

  • Guevorg Mirzabekian (Docteur d'Etat ès sciences techniques) & Vladimir Vardanian
  • Krounk, VII 1987, pp 25-27, (Erévan)

  • Recherche bibliographique :
    Nil V. Agopoff

  • Document numérisé et mise en page par Méliné Papazian
  • www sur Ismaïl Raïn en anglais, en arménien et en farsi : en recherche sur web
  • En 1973 a paru à Téhéran, l'ouvrage volumineux de l'historien et publiciste iranien bien connu, Ismaïl Raïn, "Le Génocide des Arméniens sous le règne ottoman" en persan. Le livre est composé d'une longue introduction et de cinq chapitres. L'introduction récapitule succinctement l'histoire des relations et des dissensions de l'Iran et de l'Empire ottoman, énumère les mobiles du génocide des Arméniens, et explique le but de l'auteur. L'auteur y écrit entre autres: "Depuis 1876 jusqu'en 1919, la Turquie ottomane a organisé, à 24 reprises, divers massacres massifs des Arméniens, qui ont entraîné la disparition de 2 237 027 Arméniens. Ces massacres et tout particulièrement, le Grand génocide de 1915 ont suscité une vague de réprobation et de colère dans le monde entier, jusqu'en Turquie même. Et malgré la persistance de l'administration actuelle de la Turquie à soutenir que le gouvernement et le peuple de la Turquie n'ont rien à voir avec les événements du passé, la question principale reste néanmoins ouverte: nos frères arméniens ont été chassés de leur patrie et de leur berceau historique, forcés de se disperser aux quatre coins du monde, sans que les pays, grands et moins grands, aient pu fournir, à ce jour, de réponse à cette question..."

    Le premier chapitre est entièrement consacré à l'organisation de la Turquie ottomane et aux événements ayant présidé à la naissance de la dynastie ottomane des sultans, au lugubre interrègne des Jeunes Turcs et au mouvement kémaliste. L'auteur souligne à plusieurs reprises que la monarchie absolue des sultans turcs, qui s'appuyait sur les classes et les couches les plus réactionnaires et les plus obscures de l'Etat ottoman, a toujours été l'ennemi mortel du progrès.

    Voilà un passage extrait du manuel d'histoire de l'Iran contemporain caractérisant le règne du sultan Abdül-Hamid II: "Tout le long de son règne il mena une existence de rapace, étouffant aveuglément dans ses serres tout ce qui le dépassait. Ennemi juré des progrès de la civilisation, il s'était fait entourer par des conseillers incapables et ignorants, des gendarmes et des percepteurs impitoyables..."

    Dans l'analyse des motifs de la naissance de l'idéologie du panturquisme et du panislamisme, donnée dans le premier chapitre du livre, l'auteur attire l'attention sur les fait que le panislamisme prêche le caractère exceptionnel des musulmans d'un point de vue politique et confessionnel. La doctrine du Coran accorde une grande importance à cet aspect. Ce caractère exceptionnel des musulmans devrait servir de levier puissant pour parvenir à l'hégémonie politique et établir leur domination sur les peuples chrétiens.

    De même que leur prédécesseurs, le sultan Abdül-Hamid et les Jeunes Turcs considéraient les Arméniens comme les plus grands ennemis de la Turquie ottomane, particulièrement au moment où la Turquie était amputée de ses possessions européennes, et la perspective de devenir une puissance uniquement asiatique se précisait de plus en plus.

    Ismaïl Raïn écrit: "Avec l'aide des pantouranistes, Enver pacha et les autres leaders du parti "Union et Progrès" désiraient faire disparaître les Arméniens et, par là même, leur patrie, l'Arménie occidentale située au coeur du territoire de la Turquie, et parvenir ainsi à unifier toutes les localités à habitation turque et les peuples turcophones, y compris l'Atropatène occidentale, afin de créer une entité géographique, économique, politique, administrative et militaire unifiée, un empire "pantouraniste", entreprise qui, comme on le sait, s'est évanoui en fumée avec la chute d'Enver pacha et des Jeunes Turcs".

    L'auteur considère ensuite la naissance et le développement du mouvement des Jeunes Turcs, il mentionne la formation des premiers comités jeunes-turcs, rappelle leur credo politique, leur prise de position à l'égard des peuples allogènes vivant sur le territoire de la Turquie tels qu 'Arméniens, Grecs, Lazes, Arabes, et des mouvements de libération nationale et particulièrement la position antiarménienne des Jeunes Turcs, poussant la relation des faits jusqu'à leur fin honteuse. Il montre que dès le début les Jeunes Turcs se rallièrent sous le drapeau de la sinistre idéologie du panturquisme et du pantouranisme, déclarant "le panturquisme depuis Istanbul jusqu à la Volga". Néanmoins, la question arménienne restait le problème le plus épineux et le plus brûlant de la politique des Jeunes Turcs. L'auteur écrit: "A leur congrès de Salonique tenu en 1911, les Jeunes Turcs adoptèrent une décision secrète selon laquelle l'Empire ottoman devrait être uniquement islamique, l'usage exclusif de la langue turque étant la meilleure condition pour y parvenir..."

    En rappelant les témoignages contenus dans le livre "Notre voisine la Turquie" paru en Iran, l'auteur écrit: "Dans l'élaboration et l'exécution de l'idée de cet assassinat massif, de ce génocide, un rôle décisif était réservé à l'impérialisme allemand qui prit une part directe à cette oeuvre noire et qui, au même titre que les panturquistes et leurs complices, doit assumer la responsabilité de l'organisation et de la réalisation de l'un des crimes et des tragédies les plus atroces de ce siècle".

    Les trois chapitres suivants du livre se rapportent directement aux organisateurs du génocide. Les lignes suivantes permettent de cerner la position de l'auteur: "L'assassinat d'une personne est par lui-même un phénomène horrible; le massacre d'un groupe d'individus est une cruauté inhumaine; l'anéantissement de toute une nation est un crime qui n'a pas de qualificatif ni de définition dans le vocabulaire du monde civilisé. Hitler appelait ses activités visant à l'anéantissement de la nation juive "une solution définitive de la question juive", tandis que Talaat avait caractérisé l'extermination de millions d'Arméniens comme le déplacement d'un certain nombre de personnes".

    Dans ses conclusions l'auteur écrit que la Première Guerre mondiale offrit une occasion propice aux Jeunes Turcs pour réaliser leur programme de "Turquisme", et dès le début ils mirent en oeuvre le programme monstrueux de l'extermination des Arméniens occidentaux préalablement établi. Comme prétexte, les Jeunes Turcs avaient monté en épingle le fait de la collaboration des Arméniens avec la Russie, les accusant de déloyauté et de trahison. Ils s'évertuaient à expliquer leurs crimes par la sympathie des Arméniens pour la Russie, leur insoumission, les preuves de collaboration avec l'armée russe.

    Sur la foi de nombreux documents, d'informations de presse, de livres publiés en Iran et les mémoires de témoins oculaires, Ismaïl Païn parvient à la conclusion que pour mettre leur plan en exécution, les Jeunes Turcs eurent recours particulièrement à des formes et méthodes telles que la mobilisation avancée des jeunes Arméniens capables de prendre les armes, la fermeture des centres chrétiens, l'extermination des représentants de sexe mâle, la vente des jeunes femmes et jeunes filles arméniennes, et la déportation de la population restante dans l'espoir que la faim, la fatigue et la soif se chargeraient de les achever. des jeunes femmes et jeunes filles arméniennes, et la déportation de la population restante dans l'espoir que la faim, la fatigue et la soif se chargeraient de les achever.

    Tout en rappelant les mémoires bien connus de Naïm bey concernant le génocide des Arméniens, Ismaïl Raïn rapporte dans son livre les mémoires d'un autre témoin oculaire des agissements criminels turcs, l'éminent écrivain iranien Seyed Mohamad Ali Djamal Zadé, qui ont été publiées en 1972, à Genève, sous le titre "Mes observations personnelles durant la Première Guerre mondiale".

    Un autre témoin oculaire, le docteur Réza Ghouli Divan Bek, diplomate et personnalité politique en vue, et qui à l'époque était un jeune diplomate iranien en poste en Turquie, empruntant fréquemment le trajet Ankara-Erzerum-Bakou, écrit dans le premier livre de ses mémoires, publié à Téhéran, en 1973: "Enver et Talaat, ainsi que leurs partisans pensaient qu'à la suite de la consolidation de l'Etat allemand ils pourraient, sous le nom "d'Union islamique" et sous le couvert du panturquisme, "régler leurs comptes intérieurs, "nettoyer" la Turquie des éléments allogènes. C'est dans ce but qu'ils s'étaient alliés aux Allemands contre la Russie. L'arrogant Kaiser allemand Wilhelm Il qui se déclarait le protecteur des musulmans du monde entier, les secondait fermement..."

    A plusieurs reprises Ismaïl Raïn trace des parallèles entre les assassins jeunes-turcs et les criminels hitlériens. L'auteur exprime sa profonde préoccupation pour le fait que beaucoup de gens ne savent pas jusqu'à présent, la vérité ou n'ont que des renseignements fragmentaires sur ce crime sans précédent qui s'est perpétré en Arménie occidentale.

    L'auteur remarque avec regret: "Si à l'époque, Enver, Talaat, Cemal et les autres dirigeants jeunes-turcs avaient été traduits devant un tribunal, pour répondre des crimes monstrueux commis envers les peuples et l'humanité, comme ce fut le cas, après la Seconde Guerre mondiale, pour les principaux criminels de guerre, à Nuremberg, alors, face à la menace d'une fin identique, Hitler n'eût peut-être point proféré ses paroles tristement célèbres: "Qui, aujourd'hui, se rappelle encore le massacre des Arméniens?", et des assassins tels qu'Himmler, Eichman, Juhus Schtreicher, les membres des SS, de la gestapo, des chemises noires ou brunes n'eussent pas ose se manifester".

    Ismaïl Raïn soumet aussi à l'attention du lecteur les activités diplomatiques déployées autour de l'Arménie occidentale et de la question arménienne, le destin politique des Arméniens occidentaux, leur aspiration à se rassembler, une fois libérés par les armes russes, sur un territoire unifié. Ismaïl Raïn a consacré le cinquième et dernier chapitre de son livre à la résistance des Arméniens au génocide, au rôle et aux activités des partis politiques arméniens.

    Ici, l'auteur trace de nouveau des parallèles entre les pogromes des Juifs réalisés par les hitlériens lors de la Seconde Guerre mondiale et l'holocauste des Arméniens en Arménie occidentale et dans les localités à habitation arménienne de Turquie, au début du siècle.

    En achevant le récit succinct du contenu du livre d'Ismaïl Raïn, "Le génocide des Arméniens sous le règne ottoman", il faut relever en même temps qu'on rencontre dans le livre des thèses discutables, des conceptions et des conclusions inexactes dans l'analyse des problèmes politiques, l'éclaircissement des phénomènes historiques sans tenir compte de la lutte des classes, des explications erronées du rôle des partis nationaux arméniens et des activités de leurs dirigeants, etc. Mais avec ça, on ne peut manquer de mentionner que l'auteur a écrit son livre avec le noble principe d'objectivité et d'humanisme d'un homme civilisé, avec le sentiment de respect et d'amour pour le peuple créateur arménien.