- Au lendemain des Trois Glorieuses de 1830, certains Orléanistes prétendaient voir dans le nouveau régime « la meilleure des Républiques ». De fait, si la République n’était qu’une forme de gouvernement organisant la séparation des pouvoirs sous le contrôle d’un président élu pour une durée déterminée, elle ne se distinguerait guère de la monarchie constitutionnelle que par le mode de désignation du chef de l’état.
Mais l’idéal républicain a d’autres exigences. Il implique l’égalité de tous devant la loi, non seulement des citoyens, mais des résidents étrangers, bénéficiant des mêmes droits fondamentaux et des mêmes protections juridiques et sociales. En outre, la citoyenneté est ouverte : certains la reçoivent dès leur naissance, par droit du sang ou par droit du sol ; d’autres l’acquièrent à l’âge adulte, par libre choix et par adhésion aux lois de la cité.
Ainsi, tout en s’étendant sur un territoire géographique contingent, façonné par l’histoire, la République porte en elle-même le sceau ineffaçable de l’universalisme. Elle ne peut exister pour les siens si elle ne s’ouvre pas aussi – ne fût-ce qu’en principe – aux autres nations de la terre. Elle se renie dès lors qu’elle exclut définitivement qui que ce soit, à l’intérieur, comme à l’extérieur de ses frontières.
Ce qui semble aujourd’hui si évident à l’ensemble de nos concitoyens ne s’est établi que progressivement, à travers les crises politiques qui ont fait la grandeur de la Troisième République. La plus célèbre d’entre elles, et sans doute la plus importante sur le plan intérieur, fut l’affaire Dreyfus (1894-1906), qui n’a pas seulement dénoncé l’antisémitisme, mais défendu l’individu contre la raison d’état et imposé le respect effectif des droits de l’homme.
Juste au même moment, de 1894 à 1908, les massacres hamidiens et le développement du mouvement arménophile ont placé la classe politique et l’opinion française devant des exigences humanitaires incompatibles avec les méthodes classiques de la politique extérieure, illustrées à l’époque par la Realpolitik à la Bismarck.
La question arménienne est précisément issue du Traité de Berlin de 1878. Inversant les termes de l’article 16 du Traité de San Stefano, qui prévoyait que les troupes russes occuperaient l’Est anatolien jusqu’à la mise en œuvre de réformes garantissant la sécurité des sujets arméniens du sultan, l’article 61 du Traité de Berlin exigeait le retrait des armées du tsar comme préalable aux réformes dont la Sublime Porte devrait ensuite rendre compte aux états signataires. Tout en instituant un véritable « droit d’ingérence » des puissances occidentales en Anatolie, ce texte évasif ne fixait pas de calendrier et ne précisait pas quelles étaient les provinces habitées par les Arméniens.
Pour se soustraire à ses obligations, Abdül Hamid choisit donc de différer les mesures annoncées, en profitant du délai pour modifier radicalement l’équilibre démographique des vilayets orientaux. Trois sortes de moyens furent employés à cet effet : le redécoupage des circonscriptions administratives ; l’implantation, dans un climat de violence et de terreur sporadiques, de populations musulmanes réfugiées des Balkans, et finalement, les massacres.
Ceux-ci furent déclenchés en réponse aux pressantes demandes des puissances étrangères rappelant les réformes promises en 1878. En 1894, quand les troupes ottomanes exécutèrent environ 3 500 habitants du Sassoun, la presse parisienne, largement turcophile, se contenta de reproduire les communiqués de l’Ambassade ottomane, qualifiant les victimes de « brigands arméniens ». Alors que le carnage s’étendait jusqu’à Constantinople à l’automne 1895, le gouvernement français, soucieux de préserver l’intégrité de l’Empire Ottoman, faisait la sourde oreille aux informations alarmantes envoyées par l’Ambassadeur Paul Cambon. Présentant les faits comme de simples opérations de police, la Ministre des Affaires Etrangères, Gabriel Hanotaux, refusait toute intervention.
Durant l’été 1896, on déplorait quelque 300 000 victimes, quand une poignée de jeunes socialistes arméniens occupèrent la Banque Ottomane. Menacées dans leurs intérêts financiers, les puissances occidentales présentèrent une note commune de protestation. Le sultan ordonna l’arrêt des massacres et promit à nouveau des réformes, qu’il ne devait jamais réaliser. Cependant, le 4 novembre 1896, la Chambre des Députés approuvait, par 400 voix contre 90, la politique menée par le gouvernement français.
Cet aveuglement volontaire de la classe politique, sur les atrocités commises en Anatolie et sur la responsabilité personnelle d’Abdül Hamid, ne s’explique pas seulement par les sympathies ottomanes, au demeurant bien réelles, de Gabriel Hanotaux, mais par de vrais motifs de politique extérieure.
Principale adversaire de la France sur la scène internationale avant l’Entente Cordiale de 1904, l’Angleterre avait dénoncé haut et fort les massacres arméniens. On voyait, dans cette attitude, une tactique visant à déstabiliser l’alliance franco-russe de 1892. En effet, depuis les traités de 1829 et 1878, l’empire des tsars incluait une grande partie de l’Arménie orientale. L’autonomie éventuelle des provinces arméniennes d’Anatolie risquait de favoriser l’agitation des partis politiques de l’autre côté de la frontière. Tout au contraire, en défendant la politique du sultan, la France renforçait son allié russe et préservait les intérêts de ses investisseurs, créanciers de la dette ottomane.
Le mouvement arménophile en France est un cri d’indignation contre le coupable silence et l’inertie des autorités de la République. Les premières dénonciations sont des initiatives individuelles, comme l’art de la journaliste libertaire et féministe Séverine, disciple de Jules Vallès, dans la Libre Parole du 3 février 1895, ou les publications du Révérend Père Félix Charmetant, directeur général de l’œuvre d’Orient. Tandis que les arménophiles unissent leurs efforts et organisent des conférences avec des intellectuels, des artistes et des écrivains, comme Victor Bérard, Pierre Quillard, ou Anatole France, le mouvement se politise : Georges Clémenceau montre l’exemple. Il est bientôt rejoint par des parlementaires de toutes tendances, comme Denys Cochin et Albert de Mun, pour la droite, Jean Jaurès et Camille Pelletan, pour la gauche. Dans le sillage des nombreuses répliques au Livrejaune de 1897, où le gouvernement français livrait, sous la pression de l’opinion publique, une version délibérément affadie et tronquée des événements, le bimensuel ProArmenia devient, à partir du 25 novembre 1900, l’organe fédérateur des groupes arménophiles. Grâce à lui, le mouvement atteint une dimension européenne.
Toutefois, en 1908, quand la révolution des Jeunes Turcs oblige Abdül Hamid à appliquer la constitution de 1876, les différentes nationalités et religions de l’Empire Ottoman – musulmans, chrétiens et juifs ; Turcs, Arabes, Kurdes, Arméniens et Grecs – rêvent pendant quelques mois d’organiser démocratiquement un état multiethnique. Malheureusement, les massacres d’Adana en 1909 et la scandaleuse impuissance de la commission d’enquête parlementaire ont bientôt raison de cette illusion.
ProArmenia, dont la publication s’était interrompue en 1908, reparaît en 1912. Le 8 février 1914, les puissances occidentales approuvent un projet d’autonomisation des vilayets de Trébizonde, Sivas, Erzurum, Van, Bitlis, Harput et Diyarbakir. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale met fin à cet espoir et permet au gouvernement Jeune-Turc de provoquer le génocide de 1915.
Telle est l’histoire du mouvement arménophile retracée par M. Marat Kharazian, sur la base d’une documentation exhaustive, puisée aux sources mêmes de la presse et des minutes parlementaires. On appréciera la vivacité de son récit, la qualité des textes émouvants qu’il a réunis, l’intelligence avec laquelle il les a présentés. Il existe, certes, de nombreuses études sur les massacres hamidiens et la question arménienne, mais la question de l’opinion française n’y est pas posée. Maintes biographies d’artistes, d’écrivains ou d’hommes politique mentionnent incidemment leur engagement arménophile. On évoque aussi les relations littéraires entre les intellectuels arméniens et les écrivains français. Toutefois la présente monographie est la première à traiter le sujet dans son ensemble, en lui donnant toute sa dimension morale et politique. Elle révèle, ou réévalue la riche personnalité de plusieurs arménophiles, méconnus ou tombés en oubli. Elle relate un temps fort des relations entre le peuple arménien et l’élite de la nation française.
Impuissant à infléchir la politique étrangère des gouvernements européens, le mouvement arménophile ne réussit pas à améliorer la condition des Arméniens d’Anatolie, et ne parvint même pas à empêcher leur extermination systématique. Que peut l’idéal contre les réalités géopolitiques ? Que peut la conscience contre l’obstination des faits ? Si désespérant que soit le bilan événementiel, l’héritage moral est considérable. Bravant les sarcasmes, dont les esprits les plus brillants, comme Alfred de Musset ou Barbey d’Aurevilly, avaient jusqu’alors abreuvé les « pantalonnades humanitaires », des hommes et des femmes de tous horizons – religieux ou athées, socialistes ou conservateurs – surmontèrent les clivages politiques et sociaux pour proclamer une vérité inopportune et se mettre au côté des victimes les plus désarmées.
De vocations et de spécialités très diverses, savants, universitaires, écrivains, journalistes, peintres ou hommes politiques, tous comptaient parmi les meilleurs de leur profession. Le portrait de Séverine fut peint par Renoir, ceux de Rochefort et de Clemenceau par Manet. Victor Bérard est reconnu jusqu’à nos jours comme le plus grand traducteur d’Homère. Le médecin arménien, Jean Loris-Melicoff, fut un brillant biologiste de l’Institut Pasteur. A l’évidence, Clemenceau, Jaurès, Anatole France et Romain Rolland suffiraient à eux seuls à montrer la grandeur du mouvement ; mais à vrai dire, tous les noms des arménophiles mériteraient d’être commentés. C’est le grand mérite de Marat Kharazian que d’avoir suivi à la trace près de quatre-vingt d’entre eux. Débordant la classe politique, enfermée dans les jeux pervers de la diplomatie, cette élite intellectuelle a en réalité sauvé l’honneur de la République en respectant la véritable universalité de ses principes.
Tous les dreyfusards n’ont pas été arménophiles, et de rares arménophiles ont malheureusement été antisémites ; mais les deux mouvements qui ont animé la vie politique française au tournant du siècle ont, l’un et l’autre complémentairement, à l’intérieur comme à l’extérieur du territoire national, défini courageusement l’idéal républicain.
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