Le débat sur l'adhésion à l'UE d'Ankara
par Robert Misrahi
Article
du Figaro du 08/12/2004 - Turquie : désenclaver l'islam
Repris aujourd’hui sur
le site turc Radikal
- Comme tout autre problème, la question de l'entrée de la Turquie dans
l'Europe doit pouvoir être abordée sans esprit de parti. De même, il
convient d'écarter toute argumentation communautariste. Par exemple,
je suis tenté comme Juif français d'origine turque, de marquer ma reconnaissance
historique envers l'empire ottoman qui, tout au long des siècles, sut
accueillir généreusement les Juifs persécutés ou chassés par les Espagnols,
les Allemands, les Français, les Hongrois, les Russes, etc. L'Europe
chrétienne chassait ses Juifs tandis que les Ottomans nous accueillaient
et nous protégeaient. Fidèles, les Juifs turcs parlèrent cependant le
ladino (proche du castillan classique) à côté du turc, et cela jusqu'à
aujourd'hui. On peut certes se référer à ce passé, pour honorer et souligner
la relative tolérance religieuse de l'empire ottoman, mais il est clair
que cette argumentation affective, passéiste et communautariste ne saurait
être ni décisive ni centrale. Bien au contraire, c'est à la lumière
d'une rationalité laïque que le débat doit être engagé. Il est alors
remarquable de constater que, depuis 1923, c'est-à-dire depuis la libération
et la construction de la Turquie moderne par Kemal Atatürk – dont mon
père me parlait sans cesse du fond de notre misère d'immigrés, à Paris
–, la Turquie est le seul pays musulman qui soit laïque, et dont la
laïcité est un principe fondateur. Pourtant, dans un souci de critique
rigoureuse, nous ne devons engager pleinement l'argumentation positive
qu'après avoir pris très au sérieux l'argumentation négative. On ne
peut, dans un article, parcourir tous les arguments; j'en soulignerai
trois : crainte, démographie, culture.
Spinoza avait pour devise «Caute», «méfie-toi». Mais il affirmait aussi
: «L'homme libre n'agit jamais par ruse, mais toujours avec loyauté.»
Or je me souviens d'un ouvrage intitulé Le Livre des ruses (Phaebus,
1970) qui, sous la direction d'un auteur libanais musulman, rassemblait
des textes littéraires ou politiques qui montraient la présence et l'éloge
de la ruse dans l'histoire de la politique arabe; selon l'auteur, les
Européens ne comprenaient pas la politique arabe, parce qu'ils ignoraient
ces textes et leurs implications. Bien que les Turcs ne soient pas des
Arabes, ce livre donne à penser. Le monde turc est-il définitivement
et totalement laïque ? Sa conversion à la modernité laïque et démocratique
est-elle sincère et durable ? On ne peut pas ne pas poser toutes ces
questions dès lors que l'actuel gouvernement turc est explicitement
islamiste. Un autre élément de crainte concerne la Umma, l'unité de
tous les musulmans du monde et, avec eux, de tous les convertis à l'islam.
Lorsque j'enseignais (très librement) Spinoza, son humanisme et sa laïcité
de fait dans la magnifique université de Galatasaray sur le Bosphore,
les conversations amicales avec tel ou tel collègue exprimaient souvent,
à côté d'une tolérance sincère et d'un désir de dialogue, une aspiration
lointaine pour l'idée de la Umma. Une oreille attentive peut saisir
la permanence du désir de la Umma chez les musulmans les plus éclairés.
On peut alors se demander si le militantisme musulman n'interpréterait
pas l'entrée de la Turquie dans l'Europe comme une victoire de l'Islam.
Ce qui peut accroître nos craintes est l'attitude du gouvernement turc
à propos des massacres des Arméniens. Devrions–nous être, nous aussi,
oublieux de ces massacres. A côté des craintes concernant les intentions
réelles de la Turquie, on peut évoquer des raisons plus immédiates et
objectives de s'interroger. A propos de la démographie par exemple,
ni les anticipations rassurantes des démographes ni les assurances des
philosophes politiques turcs ne sont en mesure de répondre à nos questions.
Sans y être contraints, les députés européens peuvent toujours voter
selon leurs nationalités. Et le poids démographique de chaque pays interviendra
dans les calculs de péréquation lors du vote de certaines résolutions.
Remarquons enfin que toutes les difficultés tournent autour de la question
culturelle, qui est une question religieuse. Or la culture de «ruse»,
par exemple, ne concerne que l'islam traditionnel; et les difficultés
empiriques (démographie, richesse, pauvreté) ne sont spécifiques de
la Turquie que si l'on privilégie l'élément religieux comme explication
et source des futurs comportements du partenaire turc. Or c'est cela
même qui peut être mis en question. L'interprétation religieuse que
nous donnons de la société turque (présente ou future) reste partielle
puisqu'elle ne tient pas compte de la laïcité de cette même société.
Si l'on passe sous silence la laïcité institutionnelle de la Turquie
on se met dans l'incapacité de saisir la situation dans sa totalité
et l'on est donc conduit à mal poser le problème. Si l'on se souvient
qu'en Turquie, la laïcisation de la société fut le fruit d'une décision
politique radicale, entière et immédiate, on se convaincra aisément
que la laïcité est un acte (et non une pesanteur ou un «trait» psychologique)
: elle est donc une possibilité constante, une constante «re-création»,
le fruit d'une volonté politique à la fois ferme et efficace, toujours
renouvelable. Or il semble bien que ce soit là l'une des caractéristiques
fondamentales de la société turque contemporaine.
Evoquer la laïcité c'est privilégier l'avenir. Seule la laïcité permet
aux nations européennes de se tourner ensemble vers l'avenir, qu'il
s'agisse d'une laïcité de droit ou de fait. Pour forger et réinventer
cet avenir, l'Europe, en intégrant la Turquie, pourrait alors s'inspirer
toujours plus de ces deux grands pays désormais de tradition laïque
que sont la Turquie et la France. Le rayonnement d'un tel ensemble serait
tel qu'il influencerait la nature même des relations de l'Europe avec
l'Islam modéré. Celui-ci serait désenclavé. Le dialogue pourrait devenir
clair et amical, universel. Non seulement, c'est tout le regard de l'Europe
sur l'Islam qui serait changé, mais encore c'est le regard de l'Islam
sur lui-même qui serait renouvelé. Aux Etats-Unis d'Amérique, il n'y
a pas d'Etat qui soit à la fois laïque de constitution et musulman de
foi : avec l'entrée de la Turquie, ce serait le cas en Europe. L'Islam
ne pourrait que s'en féliciter et se libérer de ses fantasmes d'humiliation.
Avec cette entrée de la Turquie, il y aurait aussi un heureux effet
en retour sur l'Europe elle-même. Sa laïcité de fait serait renforcée,
sinon même constituée. Car une véritable laïcité ne concerne pas seulement
le rapport d'un croyant chrétien et laïque avec un autre croyant chrétien
et laïque, mais encore le rapport d'un laïque chrétien avec un laïque
d'une autre origine religieuse : c'est paradoxalement l'entrée de la
Turquie laïque (dont la population est musulmane) qui signerait vraiment
et manifesterait la laïcité de l'Europe institutionnelle (dont la majorité
des habitants est d'origine chrétienne).
On assisterait alors à l'instauration véritable d'une Europe laïque
et à son ouverture vers un avenir dynamique et original. En effet la
laïcité comme principe simplement négatif ne suffit pas à construire
une démocratie concrète ni une existence personnelle. Il faut ouvrir
la laïcité sur sa propre positivité : elle est une invitation à la joie
de vivre. Or sur ce point également la Turquie peut offrir à l'Europe
un précieux apport : par sa culture de la vie quotidienne (notamment
la vie stambouliote) elle peut enrichir notre réflexion sur le bonheur
et sur l'expérience que nous en avons. La culture turque traditionnelle
peut également être une source de joie : splendeur des grandes mosquées
«silhouettées» sur l'étonnant Bosphore, poésie de la Corne d'or, richesse
des manuscrits et de la calligraphie, profondeur existentielle (comme
chez Thérèse d'Avila) des mystiques soufis, tout cela, intégré à une
nation en plein développement économique et moderniste et à un ensemble
européen en quête d'un nouveau bonheur, ne peut manquer de devenir un
légitime objet du désir. Inventrice du bonheur et de la liberté, comment
l'Europe pourrait-elle opposer un refus à la demande d'amitié des Kurdes
de Turquie en voie d'émancipation, ou des femmes turques sans voile
et sans culpabilité mais aussi sans autre défense, face à l'intégrisme
musulman, que l'institution laïque et la démocratie européenne ? En
ce qui concerne l'adhésion de la Turquie, les enjeux positifs sont tels
qu'ils justifient bien qu'on assume lucidement le risque de l'ouverture.
- * Philosophe, professeur émérite à la Sorbonne, spécialiste et traducteur
de Spinoza, lauréat du prix Humanisme 2004. Auteur de nombreux ouvrages
parmi lesquels Un Juif laïque en France, Editions Entrelacs
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sur Robert Misrahi
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- Réponse à
Robert Misrahi -
- Votre rétrospective historique sur la laïcité turque est très enrichissante
et permet au lecteur de mesurer ce trait fondateur et inhérent à la
société turque. Ce principe fondateur pour lequel vous ne tarissez pas
d’éloge débute selon vous en 1923 et représente le socle de la société
turque.
Sans attendre votre deuxième paragraphe, il est aisé de mettre en lumière
un biais que nous allons retrouver à travers votre trop brillant exposé
: la sélectivité subtile des faits.
Dès lors, je me permets de compléter la liste des principes fondateurs
de cette société turque moderne que vous connaissez si bien et qui a
été établie non pas en 1923 comme vous le dîtes mais en 1915 sur les
ruines de l’empire ottoman qui vous protégea de l’intolérance religieuse
européenne pendant des siècles : l’extermination de ce qui n’est pas
turc et purification ethnique.
Dès 1915, ce sont des idées modernes et rationnelles parmi lesquelles
la laïcité qui ont conduit les autorités turques à exterminer de manière
systématique et organisée toute population non-turque de sang (1 500
000 arméniens exterminés).
Les décisions de 1923 ne sont là que pour verrouiller la conscience
des Turcs et interdire toute prise de conscience du forfait inédit et
moderne que venait de commettre leurs autorités.
En ce sens, cette laïcité inhabituelle est certes « radicale, entière
et immédiate » mais également aliénante pour l’esprit de la population
turque de l’époque. Les autorités turques n’auraient pas pu être modernes
dans leur volonté de purification nationale et laisser leur population
continuer de vivre selon ses modes de pensées traditionnels. La laïcité
a arraché le socle ottoman qui permettait une relative coexistence des
minorités pendant des siècles en dépit d’appartenances religieuses différentes.
A juste titre, vous faites rapidement part de certains craintes fondées
que nous nous devons d’avoir vis-à-vis des autorités turques actuelles
: gouvernement turc explicitement islamiste, oublieux des massacres
des Arméniens, démographie. Laissons de côté la démographie qui reste
une crainte pour notre société trop malthusienne. En vous demandant
si la société turque est définitivement et totalement laïque et si sa
laïcité est sincère et durable, vous posez les bonnes questions. L’observation
que le gouvernement actuel est explicitement islamiste et qu’il a été
porté au pouvoir par un vote populaire ne vous gêne pas. Pour vous,
la Turquie reste un pays laïc car il s’agit d’une volonté politique.
Libéré de cette contradiction, vous pouvez aisément continuer votre
soutien à l’idée de la laïcité turque.
En utilisant l’appellation « massacre des arméniens », vous relayez
la politique négationniste orchestrée par l’Etat Turc depuis 1915 concernant
le génocide arménien. En tant que citoyen français, vous ne tenez même
pas compte de la loi émise par le Parlement français en 2001 qui « reconnaît
publiquement le génocide arménien ». En tant que Juif français, vous
ne relayez pas ce devoir de mémoire remarquable que conduit votre communauté
depuis des décennies afin que l’Europe et le monde n’oublie jamais ce
acte irréparable qu’est la Shoah. En tant que citoyen européen, vous
exonérez la Turquie de ce même devoir de mémoire qui est le fondement
même de notre Europe qui a su dire : « Pardon ».
Vous poursuivez en précisant qu’évoquer cette laïcité, c’est privilégier
l’avenir. Cela permet en effet de passer magistralement sous silence
les insuffisances de la Turquie en matière de droits de l’Homme, de
respect de la femme et des minorités. Ces insuffisances sont bien réelles
et présentes par rapport à des bienfaits futurs, incertains et hypothétiques
d’une adhésion à l’UE.
Vous concluez enfin paradoxalement vos interrogations. Alors que vous
demandiez si la Turquie est bien laïque totalement, sincèrement et définitivement,
vous attendez que l’intégration de ce pays dans l’UE vienne renforcer
la laïcité de l’Europe. Est-ce à l’Europe de faire la preuve de sa laïcité
?
Est-ce à l’Europe de faire la preuve du respect de ses minorités bien
plus nombreuses, variées et protégées que dans votre Turquie éclairée
? Si les kurdes font des demandes d’amitiés à l’Europe, c’est bien que
l’Etat turc dans lequel ils vivent ne leur garantie aucune sécurité
vitale voire organise leur insécurité. Ne leur accorde-t-on pas d’ailleurs
le statut de réfugié politique en Europe ce qui en dit long sur les
pratiques de l’Etat turc ? Votre article n’a répondu à aucune de ces
questions et retombe dans le romantisme touristique bien connu de la
propagande turque.
W.P.
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