VII.E/ Contre la declaration des historiens
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"Nous revendiquons pour tout un chacun une pleine et entière liberté de recherche et d’expression. Mais il paraît pernicieux de faire l’amalgame entre un article de loi éminemment discutable et trois autres lois de nature radicalement différente. La première fait d’une position politique le contenu légal des enseignements scolaires et il paraît souhaitable de l’abroger. Les secondes reconnaissent des faits attestés de génocide ou de crimes contre l’humanité afin de lutter contre le déni, et de préserver la dignité de victimes offensées par ce déni.
Ces trois lois ne restreignent en rien la liberté de recherche et d’expression. Quel historien a donc été empêché par la loi Gayssot de travailler sur la Shoah et d’en parler ? Déclarative, la loi du 29 janvier 2001 ne dit pas l’histoire. Elle prend acte d’un fait établi par les historiens – le Génocide des Arméniens – et s’oppose publiquement à un négationnisme d’Etat puissant, pervers et sophistiqué. Quant à la loi Taubira, elle se borne simplement à reconnaître que l’esclavage et la traite négrière constituent des crimes contre l'humanité que les programmes scolaires et universitaires devront traiter en conséquence.
Le législateur ne s’est pas immiscé sur le territoire de l’historien. Il s’y est adossé pour limiter les dénis afférents à ces sujets historiques très spécifiques, qui comportent une dimension criminelle, et qui font en tant que tel l’objet de tentatives politiques de travestissements. Ces lois votées ne sanctionnent pas des opinions mais reconnaissent et nomment des délits qui, au même titre que le racisme, la diffamation ou la diffusion de fausses informations, menacent l’ordre public.
L’historien serait-il le seul citoyen à être au-dessus de la loi ? Jouirait-il d’un titre qui l’autorise à transgresser avec désinvolture les règles communes de notre société ? Là n’est pas l’esprit de la République où, comme le rappelle l’article 11 de la déclaration des Droits de l’Homme, "tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi".
Premier signataires : L'avocat Serge Klarsfeld, l'écrivain Didier Daeninckx, le cinéaste Danis Tanovic, l'avocat Alain Jakubowicz
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VI.F/ Commentaires sur les historiens
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Quatre pétitions contradictoires et deux missions concurrentes ; des historiens aussi exaspérés que divisés, des politiques (désormais) attentifs mais très embarrassés ; l'outre-mer meurtri, des Arméniens inquiets, la communauté juive sur le qui-vive : voici le bilan provisoire que l'on peut dresser, dix mois après la promulgation de la loi "portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des rapatriés".
CHRONOLOGIE
23 FÉVRIER.
Promulgation de la loi sur les rapatriés.
25 MARS.
"Colonisation : non à l'enseignement d'une histoire officielle" : 6 historiens pour l'abrogation de cette loi.
9 DÉCEMBRE.
Création d'une "mission pluraliste pour évaluer l'action du Parlement dans les domaines de la mémoire et de l'histoire".
12 DÉCEMBRE.
"Liberté pour l'histoire" : 19 historiens visent les lois du 23 février, du 13 juillet 1990 (dite loi Gayssot), du 29 janvier 2001 (génocide arménien) et du 21 mai 2001 (esclavage).
20 DÉCEMBRE.
"Ne mélangeons pas tout" : 32 personnalités contre "l'amalgame entre un article de loi éminemment discutable et trois autres lois de nature radicalement différente".
Fallait-il que le terreau soit favorable pour qu'un amendement — devenu le célèbre article 4 de cette loi, qui dispose que "les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer" — engendre de telles conséquences ! Nul n'avait pourtant prêté attention au vote de ce texte. Jusqu'à ce qu'une poignée d'historiens, emmenés par Claude Liauzu, Gilbert Meynier et Gérard Noiriel, lancent, dans Le Monde du 25 mars, leur pétition "Colonisation : non à l'enseignement d'une histoire officielle".
Plus d'un millier de signatures recueillies en moins de trois semaines, une conférence de presse associant la Ligue des droits de l'homme, le MRAP, et la Ligue de l'enseignement : à la mi-avril, la contestation et la polémique prenaient leur rythme de croisière. Elles ne se sont pas apaisées par la suite, il s'en faut de beaucoup.
Incapable de trancher entre deux mémoires — les rapatriés d'une part, les anciens colonisés de l'autre — dont elle avait réveillé l'antagonisme, la majorité a laissé s'enliser le débat.
Jacques Chirac s'est ensuite efforcé de gagner du temps et de "noyer le poisson" en annonçant, le 9 décembre, la création d'une "mission pluraliste pour évaluer l'action du Parlement dans les domaines de la mémoire et de l'histoire", confiée au président de l'Assemblée nationale, Jean-Louis Debré. Ce dernier, qui a trois mois pour remettre ses conclusions, n'est pas au bout de ses peines.
En élargissant le champ d'un débat déjà inextricable à toutes les lois mémorielles votées par le passé, le président prenait le risque de démultiplier les sujets de polémique. Ce risque, qui n'était qu'implicite, est devenu explicite trois jours plus tard. Le 12 décembre, dix-neuf historiens de renom, alarmés par les poursuites judiciaires engagées contre l'un de leurs collègues, Olivier Pétré-Grenouilleau, ont diffusé une pétition réclamant l'abrogation de dispositions législatives contenues dans la loi du 23 février, mais aussi dans les lois du 13 juillet 1990 (dite loi Gayssot, réprimant la négation de crimes contre l'humanité), du 29 janvier 2001 (reconnaissance du génocide arménien) et du 21 mai 2001 (reconnaissance de l'esclavage et de la traite des Noirs comme crimes contre l'humanité).
Autant de lois, autant de mémoires qui se sont senties remises en question. En ne faisant aucune exception au principe qu'ils défendaient, ces dix-neuf historiens ont privilégié une démarche intellectuellement cohérente. Mais lourde de conséquences politiques. Ces historiens se rassuraient en se disant que leurs préconisations ne seraient pas suivies d'effet et insistaient sur leur volonté de préparer l'avenir (Le Monde du 17 décembre).
Mais ils n'ont pu empêcher le débat de leur échapper. Le 20 décembre, trente-deux personnalités — historiens, sociologues, avocats, médecins — se sont prononcées contre leur pétition, jugeant "pernicieux de faire l'amalgame entre un article de loi éminemment discutable et trois autres lois de nature radicalement différente", qui "reconnaissent des faits attestés de génocide et de crimes contre l'humanité afin de lutter contre le déni et préserver la dignité des victimes offensées par ce déni".
Cosignataire de la première pétition contre la loi du 23 février, Gérard Noiriel dénonce également une pétition qui "ne fait qu'aggraver la confusion entre histoire et mémoire, au lieu de clarifier les choses". "Il n'appartient pas aux historiens de régenter la mémoire collective", précise-t-il dans un nouveau texte, également signé par trois autres universitaires, qui rappelle que "la condamnation et, encore plus, la prévention des génocides et des crimes contre l'humanité" sont une "impérieuse nécessité".
Cette vaste querelle de frontière entre histoire et mémoire pourrait bien prendre un tour plus directement politique au début de l'année 2006. Nicolas Sarkozy semble en effet tenté de profiter de l'embarras dans lequel sont plongés MM. Chirac et Debré. Ayant chargé l'avocat Arno Klarsfeld — fils de Serge Klarsfeld, qui est l'un des 32 signataires du texte diffusé le 20 décembre — d'un "travail approfondi sur la loi, l'histoire et le devoir de mémoire", le président de l'UMP se réserve la possibilité de s'ériger en garant de mémoires qui sont autant de réserves de voix dans la perspective de l'élection présidentielle.
Dans son entretien à Libération du 23 décembre, M. Sarkozy a déjà suggéré de supprimer l'ambiguïté de l'expression "outre-mer" qui figure dans l'article 4 de la loi du 23 février, ce qui ne répond en rien à la question de principe posée par les historiens, mais qui a pour "avantage" de concilier les voix des départements d'outre-mer et celles des rapatriés (Le Monde du 24 décembre). Le travail qu'il a confié à Me Klarsfeld est un autre geste, dirigé cette fois en direction de la communauté juive. Le dispositif est en place. Il sera opérationnel au moindre "faux pas" de la mission Debré.
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