Entretien de Hrant Dink à Milliyet (17 octobre 2005)  :
http://www.milliyet.com.tr

Vous lancez l’appel, mais vos portes sont fermées

Traductions communiquées par M. Bertrand Buchwalter du Service de Presse de l'Ambassade de France en Turquie

Q : Vous avez été condamné à 6 mois de prison sur la base de l’article 301 du Code pénal, pour diffamation contre la nationalité turque. Dans le rapport de progrès européen, cette situation est présentée comme une atteinte à la liberté d’expression et de pensée. Dans votre article, vous parlez « du sang propre qui coulera à la place du sang empoisonné libéré par le turc ». Ces propos peuvent-ils être considérés comme l’expression du traumatisme auquel les Arméniens n’ont pas pu échapper tout au long de l’histoire, comme des critiques ?
R : Les Arméniens connaissent un traumatisme historique vis-à-vis des Turcs. C’est également le paranoïa des Turcs. La Turquie se trouve dans une impasse au sujet de la question arménienne. Ceux qui sont collés aux anciens discours officiels ne veulent pas autoriser un changement. Il faut dire que les pressions des pays étrangers jouent un rôle dans cette prise de position.

Q : Pourquoi le monde extérieur est-il si occupé par l’affaire arménienne. Est-ce à cause des pressions provenant de la force des Arméniens de la diaspora ?
R : Non. Quand on regarde en Europe, on ne voit pas une telle puissance. Le Parlement allemand a adopté une décision sur le génocide arménien ; il y a seulement 20 000 Arméniens en Allemagne. En France, ils sont 400 000. En Occident, nul ne reste insensible sur la notion de génocide. C’est un fait qui découle du génocide juif.

Q : Quand il est question du génocide…
R : Tout s’arrête et commencent les revendications sociales et politiques. La sensibilité augmente également. Les Arméniens de la diaspora frappent sur la Turquie avec le « génocide ». Il est très clair que cette tragédie est utilisée comme un instrument politique dans l’arène international. Merkel n’a pas fait adopter la décision sur l’affaire arménienne pour les beaux yeux des Arméniens. Chirac n’a-t-il pas fait la même chose en France ? Chirac avait écrit une lettre à Ecevit où il était question d’une adjudication d’hélicoptères et où il disait « Vous savez combien nous oeuvrons pour que le projet sur le génocide ne soit pas inscrit à l’ordre du jour du Sénat ». Les Etats n’ont pas de conscience ; ils ont seulement des intérêts. Les Français essaient de façonner une politique turque via l’affaire arménienne, en ramenant le sujet sur le tapis 90 ans plus tard.

Q : L’expression « sang empoisonné » n’a-t-elle pas des connotations racistes ?
R : Je ne parle pas de « sang noble », je dis « qu’il est présent dans tes nobles veines ». Ici, veine signifie lien, pont. La méthode est très simple pour que l’identité arménienne se libère de la nationalité turque. Il faut cesser de se prendre la tête avec les Turcs. Je conseille aux Arméniens de la diaspora de se tourner vers l’Arménie. En disant « la purification du sang empoisonné libéré de la nationalité turque », je critique cette approche qui fait que les Arméniens ne sont pas sains. Le sang empoisonne l’identité. Comment puis-je trouver un terme plus fort ? Mes propos sont destinés à mon propre peuple. Qu’arrive-t-il aux Turcs ?

Q : L’expert a interprété comme vous vos articles. Avez-vous suscité des réactions quand vous avez dit qu’au lieu des responsables turcs, les Arméniens auraient dû réagir ?
R : La diaspora réagit. Je pars le 20 octobre pour discuter une nouvelle fois de ce sujet avec elle.

Q : Recevez-vous des menaces ?
R : Non, je ne reçois pas de menace du monde arménien. Nous avons des débats très vifs. Je suscite des réactions.

Q : Lors de la conférence arménienne à Istanbul, vous avez dit « nous avons des visées sur ces terres, car nous voulons y mourir ».
R : Oui. Il y avait une discussion entre Taner Akçam et Baskin Oran, sur la question de savoir si « génocide » était un terme juridique. Je leur ai dit que leur discussion ne me concernait pas, ni d’ailleurs le monde arménien. Les événements de 1915 ont une signification pour chaque Arménien. Ils ont un nom, une signification.

Q : D’après vous ?
R : C’est un génocide.

Q : Que veulent les Arméniens, 90 ans plus tard ?
R : Moi-même, la diaspora et les Arméniens d’Arménie, nous avons tous des attentes différentes. Il faut faire la distinction. Certains ont des revendications territoriales. D’autres préconisent d’éliminer tous les Turcs.

Q : Dans un passé récent, plus de 60 diplomates turcs ont été massacrés par l’ASALA. N’est-ce pas une grande injustice de faire payer à la République de Turquie et aux « innocents » les événements survenus dans la dernière période de Ottomans ?
R : La cause arménienne ne peut pas être défendue par le terrorisme. C’était un petit groupe et il n’a jamais obtenu de soutien. Pour parler d’aujourd’hui, il existe un grand mur, qui est l’histoire. Non seulement l’histoire, mais il faut également voir l’absence de communications qui existe entre la Turquie et l’Arménie depuis 15 ans.

Q : Quelle est la position du gouvernement arménien ? L’attente de l’ouverture de la frontière doit persister. Comment voit-on les dernières évolutions et la position de l’AKP ? La tenue d’une conférence arménienne a brisé les tabous en Turquie et doit avoir assoupli l’atmosphère du point de vue de l’Arménie ?
R : Une atmosphère qui laisse espérer est née. L’ouverture développée par le Premier ministre cette année a marqué positivement le monde arménien. Il a donné un message du genre « Venez, faisons nos comptes avec l’histoire. Des douleurs réciproques ont été vécues. Nous serons nous excuser s’il le faut ». La Turquie a lancé cet appel, mais elle n’a pas su créer un style. D’un côté, elle lance un tel appel, de l’autre le président de la Société d’histoire se rend en Anatolie pour déblayer des tombes, pour essayer de montrer au monde entier les Turcs massacrés par les Arméniens. Cela crée des peurs en Arménie.

Q : Que faut-il faire ?
R : Il est nécessaire que la Turquie normalise ses relations avec un pays voisin, qu’importe le problème de l’Arménie avec l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh. Comment peut-on le faire sans ouvrir la frontière ? Vous lancez un appel, mais vos portes sont fermées. Par quelle porte les Arméniens vont-ils venir et discuter avec vous l’histoire ? Pour résoudre les problèmes, le mot clé est l’établissement de relations. Si vous dites qu’il faut d’avoir résoudre les problèmes et établir des relations ensuite, il n’existe pas une telle politique dans le monde. Si la Turquie pouvait être un peu plus courageuse et ouvrir la frontière, nous laisserons le mur historique derrière nous.

Q : Dans un entretien, vous dites que vous n’irez pas en Arménie, même si c’était le paradis. Vous dites que vos racines sont ici, en Turquie. Mais il semble que vous soyez profondément attristé par votre condamnation.
R : Je n’humilie pas les gens avec lesquels je vis. Le racisme est pour moi un des plus grands crimes dans le monde.

Q : Orhan Pamuk, Ragip Zarakolu, Hrant Dink… Les procès qui sont intentés les uns à la suite des autres sont-ils le résultat de la conception « Aime ce pays ou quitte-le » ?
R : Ici, c’est mon pays. J’ai dit que je partirais, mais je mourrai avant de partir, si je suis obligée de le faire. Ma terre, mes racines sont ici, mais je partirai.

Q : Vous dites qu’il faut discuter de la démocratisation, non du génocide…
R : Oui. Malheureusement, je connais une malchance ; je suis obligé de m’adresser à trois milieux différents. Quand je m’adresse au monde arménien, les Turcs n’en offusquent. C’est le monde arménien qui devrait m’attaquer, mais il ne le fait pas. Il me respecte. Nous pouvons discuter. La reconnaissance du génocide arménien est devenu une espèce de condition pour la Turquie. C’est un conseil, mais il y a de fortes chances qu’il devienne contraignant pendant le processus de négociations. Imaginons que le génocide a été reconnu sur pressions européennes ? Est-ce correct ? Pour pouvoir discuter, on a besoin de la liberté d’information, de la maturité pour discuter dans la démocratie et de délai.

Q : L’Europe n’a-t-elle pas joué un rôle dans le soulèvement des Arméniens contre le Ottomans ? Ne parle-t-elle pas du génocide par mea culpa ? Pourquoi voulez-vous qu’un pays déporte ses citoyens du jour au lendemain ?
R : Si on étudie l’histoire, on voit que ce sont les occidentaux qui ont détruit les relations qui existaient depuis des siècles entre les deux peuples. Les sources arméniennes l’indiquent également. Il est possible de faire une définition philosophique des événements de 1915 sans parler de génocide. La vie est une relation entre une créature vivante et son environnement. Si vous arrachez une créature à son milieu et la transposer ailleurs, elle ne pourra pas vivre. Car ses racines seront toujours dans son milieu d’origine. Pour cette raison, la diaspora ne vit pas. Elle a toujours les yeux tournés vers la Turquie, car ses racines sont ici. Les Arméniens et les Turcs sont des âmes jumelles. Les Turcs subissent une opération de démocratie et les Arméniens leur tiennent la main, souffrant de la même douleur. Nous voulons que les Turcs se remettent, car avec leur démocratisation, nous irons mieux. On ne peut rien tirer de bon des tombes et en disant que les Arméniens ont massacré les Turcs. Nous ne devons pas essayer d’avoir le dessus les uns sur les autres, mais de nous comprendre et de créer un modèle de dialogue.  

Q : Lors de la déportation, des enfants ont été laissés aux voisins en Anatolie…
R : Certains les ont confiés, d’autres les ont pris avec eux. J’ai publié un article sur Sabiha Gökçen. Toute la Turquie m’a pris à partie. Je pense que ce qui m’arrive à présent s’inscrit dans la ligne de cet événement.

Q : L’information sur la fille spirituelle d’Atatürk ?
R : Des personnes sont venues me voir pour me dire que Sabiha Gökçen était une orpheline arménienne. Elles se disaient ses parents. Elles venaient d’Alep. Il y avait d’autres documents. Mon journal les a publiés. Hürriyet a récupéré pour faire sa manchette. C’était l’agitation en Turquie. Je me dis qu’on parle toujours des morts, ne pourrait-on pas également parler des vivants ? Nous avons besoin des histoires des vivants. J’ai parlé avec un historien arménien. Je lui ai demandé combien de personnes étaient restées en Anatolie en dehors des déportées et des morts. Il m’a dit environ 500 000, ajoutant qu’il ne faisait pas de recherches là-dessus, n’ayant pas besoin. Car cela risque de porter atteinte à la thèse des 1,5 millions de morts. Une chose pareille est-elle possible ? Comment peut-on ignorer les vivants ?

Q : L’historien Mete Tunçay rapportait un événement. Au moment de la déportation, il y avait des annonces à Erzurum, invitant les familles à livrer les enfants qu’elles avaient cachés…
R : C’est un délit. Beaucoup de personnes ont caché les enfants arméniens en sachant que c’était un délit.

Q : Le cœur tendre des Anatoliens….
R : C’est l’essence de ces terres. L’Anatolie n’est pas seulement une terre qui a produit le sang et les larmes. C’est une notion qui n’existe pas en Occident. C’est une notion au-delà de la fraternité. Une notion qu’on ne peut pas nommer et qui nous lie les uns aux autres.