Entretien de Hrant Dink à Zaman (17 octobre 2005)
http://www.zaman.com.tr/ -
http://www.pressdisplay.com/pressdisplay/viewer.aspx
Je n’humilie pas les gens avec lesquels je vis, ce serait du déshonneur.


Traductions communiquées par M. Bertrand Buchwalter du Service de Presse de l'Ambassade de France en Turquie

Q : Il semble qu’il y ait une erreur de syntaxe dans votre phrase « Le sang pur qui remplira la place du sang empoisonné laissé par la nationalité turque se trouve dans la noble veine que les Arméniens établiront avec l’Arménie »…
R : Il y a eu une malchance au niveau de l’impression. J’ai écrit plusieurs articles. Cette phrase était la dernière du 7 ème article, mais elle a été coupée pour manque de place et collée au début du 8ème article.

Q : Le 7 ème article titrait comment se libérer du Turc.
R : Oui. J’expliquais les relations de la diaspora avec l’Arménie. Je disais qu’il était très facile pour l’identité arménienne de se libérer de l’obsession turque : s’intéresser à l’Arménie, au lieu de se quereller avec les Turcs. Dans la suite de mon explication, je prononçais cette phrase. Mais, on ne peut quand même pas traiter les gens de cette façon pour une erreur de syntaxe ou une phrase mal formulée. Puisque vous n’avez posé la question, le juge aurait également pu le faire. (…) Les juges ne comprennent-ils pas ce qu’ils lisent ? On ne peut pas prendre une phrase, dire « Hrant Dink pense ainsi » et prononcer une condamnation. C’est une méchanceté à mon endroit. Je vais me pourvoir en cassation. Par ailleurs, je vois une nouvelle fois que j’ai de nombreuses raisons de vivre dans ce pays. J’ai reçu des messages de soutien des quatre coins de Turquie et du monde entier même. Ils se disent attristés que je veuille partir.

Q : Vous avez dit cela avec colère, tristesse ?
R : Pas la colère, mais la tristesse est très importante. Il ne faut pas dénigrer les sentiments des individus. En fait, nos sentiments sont sans doute notre plus grande arme. Je ne peux pas vivre avec cette tache. Si je ne peux pas la nettoyer, je partirai. Mais je sais que mon départ sera ma mort.

Q : Il ne faut peut-être pas considérer la chose comme une tache.
R : Non, je le ferai. Faites-le tous, s’il vous plaît. Si la condamnation avait été prononcée pour diffamation contre l’Etat, je l’aurais acceptée. Il aurait été préférable qu’il n’y ait pas de condamnation, étant donné que c’est de la liberté d’expression. Mais un individu peut, si nécessaire, critiquer l’Etat dont il est le citoyen. Mais je ne peux pas accepter la liberté d’expression qui frôle le racisme. Nul n’a le droit d’humilier les origines et l’identité des personnes avec lesquelles il vit. Cela devrait être considéré comme le plus grand crime. Je considère cela comme une tache. Mais vous me dites de ne pas percevoir les choses de cette façon.

Q : Non, ne pensez pas que vous êtes entaché. Cette tache n’est pas la vôtre. C’est ce que j’essaie de dire.
R : Si quelqu’un vous collez dessus une pareille tache, vous ne diriez pas cela. J’ai mon quartier, j’ai mon épicier, j’ai mon boucher. Il y a les gens avec lesquels je discute au café. Tous ces gens lisent les journaux. Ils vont dire « il a été condamné pour diffamation ». Savez-vous ce que cela signifie pour moi ? Je ne peux pas diffamer les gens avec lesquels je vis. Ce serait du déshonneur. Je ne permettrait à quiconque de diffamer le Turc, ni l’Arménien.

Q : Un Arménien de Turquie sera-t-il heureux ou malheureux, s’il part en Arménie ?
R : Je parle en mon nom. Je veux vivre en Turquie. Qu’importe le lieu où j’irai, je n’oublierai jamais que mes racines sont ici. Cette terre est la mienne. Ce pays est ma patrie. Vous ne pouvez pas me mettre dans un pot et me faire vivre ailleurs. Je serai peut-être bien dans le pot, mais je serai toujours tourné vers la Turquie.

Q : Comment les Arméniens peuvent-ils se débarrasser de l’obsession des Turcs qui les empoisonne ?
R : Il existe deux voies. La Turquie et les Turcs doivent les aider. Comment ? Avec un peu d’empathie avec l’histoire. Ils doivent exprimer une approche partageant leurs douleurs. La seconde méthode est le fait pour les Arméniens de rejeter cette colère hors de leur identité. Je leur montre le chemin. L’identité est une chose telle qu’elle ne supporte aucun vide. Si on enlève une chose de cette identité, il faut y ajouter une autre chose pour la remplacer. Il n’est pas facile pour la diaspora de vivre cette identité. Nous parlons d’un peuple éparpillé aux quatre coins du monde qui ne parlent même pas arménien entre eux.

Q : Vous leur conseillez de concentrer leur énergie sur l’Arménie ?Mais cette dernière est-elle prête ?
R : Il est nécessaire que l’Arménie fonde un ministère de la diaspora et établisse des liens culturels et moraux avec les Arméniens éparpillés aux quatre coins du monde. Il existe 8 millions d’Arméniens dans le monde, seulement 2 millions vivent en Arménie. Autrefois, tout ce peuple vivait ici. Ils se souviennent des Turcs comme ils ont laissé en 1915 ou en 1945, au moment de l’adoption de l’impôt sur les biens : d’après eux les Turcs sont despotiques et mauvais. La différence avec les Arméniens de Turquie réside à ce niveau. Nous vivons avec les Turcs. L’obsession des Turcs qui les empoisonne est notre antidote.

Q : La diaspora considère toujours les Arméniens de Turquie comme des otages.
R : Malheureusement. D’après eux, nous n’arrivons pas à parler librement. La diaspora sera très contente de cette condamnation, elle dira « Nous l’avions bien dit ».

(…)

Q : On dit que 300 000 enfants arméniens ont été protégés par les Musulmans dans les événements de 1915. Où sont leurs histoires ?
R : Il existe des histoires réelles vraiment incroyables. Il n’existe pas d’études à ce sujet. Le souhaite-t-on vraiment ? C’est une autre affaire.

Q : Il est clair que si ces histoires sont découvertes, la thèse des 1,5 millions de morts arméniens sera en danger.
R : C’est la préoccupation des historiens arméniens radicaux. Pourtant, ils ne sont pas morts. Pour moi, ils sont plus importants. Retrouver la trace de l’un d’eux est plus important que mille décisions parlementaires.

Q : Si nous pouvions regarder les événements de 1915 sur la base de ce que nous avons perdu… Si nous pouvions dire que nous avons perdu certaines valeurs…
R : Si nous avions pu, nous ne connaîtrions pas autant de problèmes aujourd’hui….