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Hrant Dink est mort comme un homme libre habité par la douleur de la fraternité, comme un enfant précieux de la terre lointaine de Malatia, dans cette autre province de la mort qu’elle fut pour les Arméniens en 1915, homme de la terre profonde, au regard doux et fraternel, façonné par le destin d’une promesse quasi céleste. Abattu froidement, lui, l’homme de la paix civile et de réconciliation avec son voisin, de chacun avec soi-même, de tous avec tous. Mais dans la nuit qui succéda au meurtre, le sursaut d’un peuple étouffé, honteux, révolté, s’est enveloppé de la lumière froide de l’hiver tâchée de rouge et des lambeaux noirs du deuil et de la colère. Le tonnerre grondant s’est mué en rage silencieuse dans un ciel noir témoin impuissant de l’abjection la plus incroyable qui venait de se produire. Pendant des jours la Turquie abyssale, par une partie de son peuple, nous a sauvés de la honte définitive d’être des habitants de ce monde. Et le jour des funérailles, sous le ciel bleu d’Istanbul, la foule immense surmontée de dizaines de milliers de pancartes noires, comme hérissée des masques d’un lugubre carnaval, s’est écoulée en rangs serrés et silencieux, elle a rempli les artères de la ville d’un cortège sombre, d’une infinie tristesse, macabre, et, en même temps, elle a accompli une marche fière et lumineuse pour dire à cette terre ensanglantée de Turquie un seul mot, une seule revendication arrachée à la colère: « Nous sommes tous Hrant Dink », « Nous sommes tous arméniens ». Il y eut des centaines de milliers de visages fermés, dans beaucoup trop de villes du pays, pour crier ou dire muettement ce jour-là : Assez ! Assez de la terreur ! Assez de ce scénario de la mise à mort ! Le dialogue interdit avec son sempiternel tabou arménien d’un « génocide qui n’a jamais existé » a été relevé du lieu même du crime, comme sorti du gisant recouvert d’un drap ensanglanté, puis porté comme le fardeau et la difficulté partagés par des milliers de femmes et d’hommes unis dans la diversité, unis par la mémoire, unis par l’héritage, pour se transformer en une masse grandissante et compacte de désobéissance populaire à ce que l’on croyait désespérément inattaquable. Le rejet de la doxologie officielle, le silence pesant et mutilant imposé par le fatalisme et l’impossible révolte les ont projetés sur les pavés des villes en un fleuve humain aussi inattendu, et il nous a semblé entendre cet appel enfoncé dans toutes les poitrines : Nous, que nous soyons arméniens, turcs, kurdes, alévis, musulmans, chrétiens, agnostiques…, en tout cas citoyens de ce pays, avons tellement envie de parler, de mêler nos aspirations, nos chants et l’accent de nos langues qui se ressemblent tant qu’on s’y méprendrait, et que l’on veut depuis si longtemps séparer par une dénégation radicale du désir de l’autre. Le désir partagé de l’invité autour de la table du soleil comme dans les poèmes de Nazim Hikmet. Nous avions rencontré d’abord Hrant Dink en 1999. Il nous avait, dans son journal nommé Agos, accueillis avec joie: Voyez-vous, tous les Arméniens de diaspora ne sont pas contre nous, l’espoir est là, notre hôte comprend que le dialogue est notre méthode, le moteur du changement, notre salut, la voie de la démocratie, l’assise pour une réhabilitation de l’identité et de la culture des Arméniens de Turquie, un retour miraculeux et réparateur de la dignité blessée, avilie, écrasée. Hrant Dink rendait compte dans son journal des initiatives prises par le Centre de Recherches sur la Diaspora arménienne en faveur de l’amorce d’un dialogue avec les intellectuels, les démocrates et les militants des droits de l’homme de Turquie, gestes et paroles qui dans le domaine du sens et des consciences faisaient voler en éclats les barrières invisibles du mépris, et celles terribles des généralisations et des amalgames. Mais aussi, Hrant Dink a été la victime expiatoire de la volte-face tardive d’une Europe qui a accepté d’entériner le premier négationnisme du XXe siècle. De 1923 à 2001, les anciens Alliées victorieux de la Première Guerre mondiale ont bordé le lit sanglant de l’impunité qui a permis aux transfuges de l’ittihadisme, le mouvement nationaliste raciste de 1915 responsable du génocide, de se rallier au nouveau régime de Mustafa Kemal. Elle a réservé à sa nouvelle alliée un traitement de faveur comme aucun Etat vaincu n’en a jamais bénéficié. Si la lumière éteinte du dialogue jaillit un jour elle devra éclairer le fait que cette Europe-là a un trou béant dans sa mémoire, une amnésie partielle qui perdure lourdement. Autant penser que ce dialogue, ce retour sur l’histoire de la mémoire de tous les protagonistes, demeurera caduc tant qu’une explication franche, profonde, décisive ne verra pas le jour. Peut-être que ce jour venu d’une grande et loyale explication, le ciel ne sera plus jamais noir et menaçant au dessus de l’Euphrate et ailleurs et que celui d’Istanbul deviendra à jamais bleu dans les consciences. Hrant Dink avait commencé à briser le tabou arménien, il s’apprêtait, lui, l’intrépide rédacteur, à briser le tabou turc, ce crime anachronique de lèse-patrie. Cet Arménien du peuple, non contrôlable, issu d’une Anatolie transformée en Omerta, contredisant avec ses mots et ses arguments puisés de l’expérience intime la réalité officiellement défendue, ne pouvait qu’être honni par les cerveaux du crime et repéré comme une menace redoutable. L’espoir de Hrant Dink a été jeté à terre : de la réconciliation avec le passé de tous, avec soi-même, avec son voisin, voire avec tous les meurtriers potentiels puisque son discours, on s’en est aperçu, atteignait d’ultimes recoins de la société, les commanditaires longtemps préparés ont voulu nous avertir et nous pousser au bord de la guerre civile haineuse. Ils ne réussiront pas, ils sont minoritaires et, en définitive, ils n’ont plus le vent de l’histoire oublieuse pour eux. Les Arméniens de la diaspora issus de cette terre, fidèles en mémoire, devraient opérer une révision déchirante de leurs habitudes pour que la démocratie inconnue en ce pays soit d’abord le problème des Turcs eux-mêmes ou des habitants de ce pays, comme l’on voudra, mais d’eux surtout. Il y a un monde à franchir encore pour que chaque dirigeant politique et chaque fonctionnaire se pénètre du respect d’autrui et cesse la guerre, pour que la lumière finisse par remplacer l’ombre, pour que se lève le voile noir des rumeurs et des accusations odieuses. Le fleuve hivernal de la résistance et du réveil commencée dans la tragédie poursuivra son parcours, lentement, inexorablement, vers le seul printemps que ce pays n’a jamais connu et qu’il attend depuis toujours. Le jour où les habitants de ce pays, reflets de la mosaïque du temps, voleront la parole comme Hrant Dink le fit par un verbe intarissable. Quand la colombe envolée du martyr se reposera de nouveau sur cette terre labourée par la mort. Istanbul-Paris, janvier-février 2007 Jean-Claude Kebabdjian Centre de Recherches sur la Diaspora Arménienne - Post-scriptum. Le tabou arménien est celui du génocide de 1915. Le tabou turc renvoie à l’interprétation critique, donc sacrilège, de la formation de la République turque créée par Mustafa Kemal Atatürk, laquelle formation fut fondée sur des réformes radicales, mais imposées autoritairement, sur l’après-génocide et son tabou spécifique, l’impunité des coupables et l’ « abandon » forcée des « biens » arméniens (plusieurs siècles d’histoire et d’édification d’un vaste patrimoine). Ces deux tabous sont sous-jacents à l’article 301 du code pénal qui vise l’atteinte à l’ « identité nationale » ainsi forgée sans démocratie. En juin 2000, en pleine bataille pour la reconnaissance du génocide par la France , le CRDA organisa, dans une salle du Sénat, le premier colloque publique entre démocrates et intellectuels de Turquie et d’Arménie sur le thème du dialogue. La salle fut comble mais les organes de la diaspora appelèrent à son boycott. Hrant Dink, avec d’autres intellectuels, considérait que le projet de loi, en France, sanctionnant la négation du génocide arménien, constituait une grave erreur politique. Aux Européens (et aux Arméniens qui les soutiennent), il leur disait en substance : Vous ne comprendrez jamais la Turquie que vous voulez amener à la raison si vous continuer à récuser la place et le droit à l’initiative que les démocrates doivent prendre dans l’histoire de leur propre pays. |
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