Jean-Claude Kébabdjian
  • Nous avions invité Monsieur Ragip Zarakolu, qui n'a pu se rendre à notre invitation, et avec qui nous collaborons depuis assez longtemps pour pouvoir nous permettre d'évoquer ici ses positions et ses analyses. Il existe, en effet, dans la société civile en Turquie une tendance de plus en plus forte à parler de 1915. Les allusions sont de plus en plus nombreuses. Toutes s'accordent à parler de quelque chose de très grave en restant le plus souvent dans le flou. Les références à un génocide ne sont plus totalement tabou. C'est déjà un interstice, une ouverture, une lueur qui brille. Il est évident que l'intérêt de ces signes c'est qu'ils se développent non plus dans l'enceinte confidentielle d'initiés, mais à présent dans les grands médias comme la télévision et la presse populaire. Alors, ne pouvons-nous pas être un peu plus optimiste ? C'est-à-dire, est-ce qu'il n'y a pas, sous des pressions internes et externes, assez de contradictions, d'incohérences ou de hiatus pour qu'effectivement, à l'intérieur de la société civile, nous assistions à autre chose qu'une simple parodie des thèses négationnistes des militaires, des politiciens et des censeurs professionnels de l'amnésie ou de la déformation? Au sein de certaines catégories de fonctionnaires ou de politiciens qui aspirent à rejoindre l'Europe, est-ce qu'il n'y a pas assez de contradictions et d'aspirations pour qu'effectivement des leviers soient trouvés à nos actions et que ces actions puissent se répercuter non seulement dans les cercles militants restreints, mais au sein des grands médias et de l'opinion ? Cela me paraît possible, parce que comme la Turquie veut absolument rentrer dans l'Europe, il est évident que cela ne saurait se faire un jour comme si rien ne s'était produit dans l'histoire et la mémoire des Turcs, des Grecs, des Arméniens et des Kurdes. C'est inimaginable et inconcevable, à plus forte raison avec quinze millions de Kurdes aujourd'hui qui revendiquent un droit de cité. On peut difficilement concevoir qu'à moins d'une espèce de nouveau totalitarisme global, comment toute une série de pays comme la Russie avec le Caucase, avec la Tchétchénie, ou la Turquie, avec le Kurdistan, Chypre, pourraient rejoindre le camp d'une société civile européenne homogénéisée autour de l'Etat de droit et de valeurs morales fondatrices de l'Europe en conservant autant de " cadavres dans le placard "?
  • Nous pourrions appeler cela la manipulation ou l'amputation de la mémoire par défaut. Et je crois que cela sera notre contribution à l'effort de mémoire de ce siècle par la possibilité de créer un travail planétaire sur ce grave problème, d'une actualité universelle. Cette rencontre est un premier pas au sein de la communauté arménienne pour élargir son horizon et pour qu'elle participe à un débat général en apportant non seulement son propre témoignage, mais également une contribution plus générale.

    Cette approche généraliste est essentiel pour l'information et l'éducation des citoyens qui, eux aussi, ne doivent pas involontairement contribuer à l'amnésie partielle ou totale des Etats en pêchant pas une sorte d'ethno-centrisme minoritaire de la victime. Il est grave en effet de laisser se diviser les victimes entre elles, par catégories, de les opposer entre elles, ou d'occulter par omission volontaire (répugnance au comparatisme) ou involontaire (auto-centrage autour de sa mémoire). Il faut complètement s'opposer à cela. Du point de vue de la déshumanisation ou de l'inhumanité, toutes les victimes se ressemblent et tous les bourreaux se ressemblent, et on se trouve là au coeur même de la récurrence. Parce que, si la victime sort de l'humanité, le bourreau également, un bourreau ne peut plus représenter son peuple, sa religion, sa nation, son Etat. Il perd toute qualification humaine de même que la victime, sur un autre plan, tend à être déshumaniser. Je pense que ce travail de comparatisme, plus exactement d' englobement permanent, est non seulement possible, mais absolument nécessaire, qu'il faut récuser toutes les idéologies et méthodologies qui divisent, éloignent et occultent les victimes entre elles. Même là, la spécificité se saurait s'opposer à l'universel, en mal comme bien, et même quand ce mal est absolu. Il n'y a de peuple missionné pour l'émancipation, la désaliénation, de sorte qu'aujourd'hui nous sommes réduits à repenser cette problématique et à reformuler une approche universelle intégrant, et non dissociant, l'unicité d'un seul génocide, plus exactement tous les génocides par définition constitue les parcelles absolues d'une unicité absolue du crime de génocide contre l'humanité.

    Cette approche paraît bien plus évidente dans le cas de la violation des droits de l'homme, le concept de l'homme dans son essence étant mieux ou plus couramment accepté que celui d'humanité, en tant qu'expérience, que vécu. En l'identifiant l'humanité par trop abstraite avec l'historicité concrète de chacun de ses éléments : peuple, nation, Etat, civilisation, en procédant par amalgame et raccourci, en rejetant une nation entière avec son Etat négationniste, comme dans le cas de la Turquie pour les descendants des victimes arméniennes, en excluant de l'humanité non pas tel bourreau particulier, historique, mais avec lui tout un peuple vivant, luttant pour accomplir son expérience de citoyens, et qui pour le moment sont encore les victimes inconscientes de l'amnésie et de la négation active de l'idéologie de ses propres dirigeants, on recule sans cesse le moment de l'explication, et pour tout le monde l'ère réellement citoyenne de la responsabilité.
  • Mot de conclusion du président

    Je vais vous proposer de terminer ici cette première séance en remerciant nos invités de leur contribution aussi riche que sincère, parce que ancrée dans leur expérience personnelle et conforme à la responsabilité dont il ont la charge au sein de leur association ou de leur communauté respective.

    A travers les expériences historiques lointaines ou proches qu'ils ont évoquées, et dont la plupart sont issus, à travers donc la diversité de ces expériences, on constate que notre problématique sur l'amnésie des Etats et/ou la mémoire des citoyens ou des peuples, balaie un champs historique très large et présente une unité conceptuelle saisissante qu'on devine au centre des enjeux majeurs de la " mondialisation " actuelle, c'est-à-dire de l'humanité en train de construire ou…de se détruire.

    Les modes opératoires de l'amnésie et/ou mémoire s'avèrent radicalement opposés en raison du fait qu'ils posent tous le problème de la déshumanisation et/ou humanisation, opposition on ne peut plus radicale qui s'ouvre comme une tranchée béante et infranchissable. A moins que la ré-appropriation et la transformation de l'Etat par les citoyens, en d'autres termes la désétatisation ou désaliénation du citoyen devenu enfin maître de l'échange véritable, ne se produise ici et là comme trouée. Une sortie d'impasse possible dont il faudrait proposer dans un prochain colloque quelques modalités exploratrices ?

-I.Présentation - II.Arménologie - III.Fonds documentaire du CRDA - IV.La vie arménienne en diaspora -V.La culture arménienne & l'Art - VI.Histoire - VII.Arménie(s) - VIII.Les différents environnements & l'Arménie - IX.Génocide de 1915 et enchaînements politico-médiatiques - X.Inconscient(s) collectif(s), Mémoire(s) et 1915 - XI.Religion(s) et Théologie(s)