- Nous avions invité Monsieur Ragip Zarakolu, qui n'a pu se rendre à
notre invitation, et avec qui nous collaborons depuis assez longtemps
pour pouvoir nous permettre d'évoquer ici ses positions et ses analyses.
Il existe, en effet, dans la société civile en Turquie une tendance
de plus en plus forte à parler de 1915. Les allusions sont de plus en
plus nombreuses. Toutes s'accordent à parler de quelque chose de très
grave en restant le plus souvent dans le flou. Les références à un génocide
ne sont plus totalement tabou. C'est déjà un interstice, une ouverture,
une lueur qui brille. Il est évident que l'intérêt de ces signes c'est
qu'ils se développent non plus dans l'enceinte confidentielle d'initiés,
mais à présent dans les grands médias comme la télévision et la presse
populaire. Alors, ne pouvons-nous pas être un peu plus optimiste ? C'est-à-dire,
est-ce qu'il n'y a pas, sous des pressions internes et externes, assez
de contradictions, d'incohérences ou de hiatus pour qu'effectivement,
à l'intérieur de la société civile, nous assistions à autre chose qu'une
simple parodie des thèses négationnistes des militaires, des politiciens
et des censeurs professionnels de l'amnésie ou de la déformation? Au
sein de certaines catégories de fonctionnaires ou de politiciens qui
aspirent à rejoindre l'Europe, est-ce qu'il n'y a pas assez de contradictions
et d'aspirations pour qu'effectivement des leviers soient trouvés à
nos actions et que ces actions puissent se répercuter non seulement
dans les cercles militants restreints, mais au sein des grands médias
et de l'opinion ? Cela me paraît possible, parce que comme la Turquie
veut absolument rentrer dans l'Europe, il est évident que cela ne saurait
se faire un jour comme si rien ne s'était produit dans l'histoire et
la mémoire des Turcs, des Grecs, des Arméniens et des Kurdes. C'est
inimaginable et inconcevable, à plus forte raison avec quinze millions
de Kurdes aujourd'hui qui revendiquent un droit de cité. On peut difficilement
concevoir qu'à moins d'une espèce de nouveau totalitarisme global, comment
toute une série de pays comme la Russie avec le Caucase, avec la Tchétchénie,
ou la Turquie, avec le Kurdistan, Chypre, pourraient rejoindre le camp
d'une société civile européenne homogénéisée autour de l'Etat de droit
et de valeurs morales fondatrices de l'Europe en conservant autant de
" cadavres dans le placard "?
- Nous pourrions appeler cela la manipulation ou l'amputation de la
mémoire par défaut. Et je crois que cela sera notre contribution à l'effort
de mémoire de ce siècle par la possibilité de créer un travail planétaire
sur ce grave problème, d'une actualité universelle. Cette rencontre
est un premier pas au sein de la communauté arménienne pour élargir
son horizon et pour qu'elle participe à un débat général en apportant
non seulement son propre témoignage, mais également une contribution
plus générale.
Cette approche généraliste est essentiel pour l'information et l'éducation
des citoyens qui, eux aussi, ne doivent pas involontairement contribuer
à l'amnésie partielle ou totale des Etats en pêchant pas une sorte d'ethno-centrisme
minoritaire de la victime. Il est grave en effet de laisser se diviser
les victimes entre elles, par catégories, de les opposer entre elles,
ou d'occulter par omission volontaire (répugnance au comparatisme) ou
involontaire (auto-centrage autour de sa mémoire). Il faut complètement
s'opposer à cela. Du point de vue de la déshumanisation ou de l'inhumanité,
toutes les victimes se ressemblent et tous les bourreaux se ressemblent,
et on se trouve là au coeur même de la récurrence. Parce que, si la
victime sort de l'humanité, le bourreau également, un bourreau ne peut
plus représenter son peuple, sa religion, sa nation, son Etat. Il perd
toute qualification humaine de même que la victime, sur un autre plan,
tend à être déshumaniser. Je pense que ce travail de comparatisme, plus
exactement d' englobement permanent, est non seulement possible, mais
absolument nécessaire, qu'il faut récuser toutes les idéologies et méthodologies
qui divisent, éloignent et occultent les victimes entre elles. Même
là, la spécificité se saurait s'opposer à l'universel, en mal comme
bien, et même quand ce mal est absolu. Il n'y a de peuple missionné
pour l'émancipation, la désaliénation, de sorte qu'aujourd'hui nous
sommes réduits à repenser cette problématique et à reformuler une approche
universelle intégrant, et non dissociant, l'unicité d'un seul génocide,
plus exactement tous les génocides par définition constitue les parcelles
absolues d'une unicité absolue du crime de génocide contre l'humanité.
Cette approche paraît bien plus évidente dans le cas de la violation
des droits de l'homme, le concept de l'homme dans son essence étant
mieux ou plus couramment accepté que celui d'humanité, en tant qu'expérience,
que vécu. En l'identifiant l'humanité par trop abstraite avec l'historicité
concrète de chacun de ses éléments : peuple, nation, Etat, civilisation,
en procédant par amalgame et raccourci, en rejetant une nation entière
avec son Etat négationniste, comme dans le cas de la Turquie pour les
descendants des victimes arméniennes, en excluant de l'humanité non
pas tel bourreau particulier, historique, mais avec lui tout un peuple
vivant, luttant pour accomplir son expérience de citoyens, et qui pour
le moment sont encore les victimes inconscientes de l'amnésie et de
la négation active de l'idéologie de ses propres dirigeants, on recule
sans cesse le moment de l'explication, et pour tout le monde l'ère réellement
citoyenne de la responsabilité.
- Mot de conclusion du président
Je vais vous proposer de terminer ici cette première séance en remerciant
nos invités de leur contribution aussi riche que sincère, parce que
ancrée dans leur expérience personnelle et conforme à la responsabilité
dont il ont la charge au sein de leur association ou de leur communauté
respective.
A travers les expériences historiques lointaines ou proches qu'ils ont
évoquées, et dont la plupart sont issus, à travers donc la diversité
de ces expériences, on constate que notre problématique sur l'amnésie
des Etats et/ou la mémoire des citoyens ou des peuples, balaie un champs
historique très large et présente une unité conceptuelle saisissante
qu'on devine au centre des enjeux majeurs de la " mondialisation " actuelle,
c'est-à-dire de l'humanité en train de construire ou…de se détruire.
Les modes opératoires de l'amnésie et/ou mémoire s'avèrent radicalement
opposés en raison du fait qu'ils posent tous le problème de la déshumanisation
et/ou humanisation, opposition on ne peut plus radicale qui s'ouvre
comme une tranchée béante et infranchissable. A moins que la ré-appropriation
et la transformation de l'Etat par les citoyens, en d'autres termes
la désétatisation ou désaliénation du citoyen devenu enfin maître de
l'échange véritable, ne se produise ici et là comme trouée. Une sortie
d'impasse possible dont il faudrait proposer dans un prochain colloque
quelques modalités exploratrices ?
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