- En contrepoint à l'amnésie des Etats, je vais
essayer, en vous présentant mon propre cas, de vous parler de la mémoire
ou non-mémoire des citoyens et, à propos de mémoire des citoyens, du
concept de mémoire citoyenne. Y aurait-il une amnésie citoyenne, ou
plus exactement l'inexistence citoyenne? Qu'est-ce que la mémoire citoyenne
pour une personne qui vient d'un pays colonisé ? J'ai une mémoire autre
que je partage avec bon nombre d'immigrés de pays qui ont subi une colonisation.
Cette mémoire-là est douloureuse, elle est tout autre chose qu'une mémoire
citoyenne, étant donné que nous étions des sous-citoyens. Pour disposer
d'une mémoire citoyenne, il aurait fallu pouvoir en exercer les attributs,
en tout cas les droits et les devoirs qui sont réservés habituellement
aux citoyens, donc la possibilité d'avoir une prise sur le destin d'une
communauté donnée. Je n'ai pas trouvé cette mémoire-là pour ce qui me
concerne, comme pour ce qui concerne toute une génération, la première
génération de l'immigration à laquelle j'appartiens. Nous avons quitté
l'Algérie en devenir pour s'installer en France. Là, paradoxalement,
j'ai trouvé autre chose : en tant qu'étranger, j'ai découvert que je
ne possédais pas de mémoire citoyenne, que je ne jouissais pas des attributs
de la citoyenneté. Cela m'a conduit à réfléchir à la trajectoire de
millions de gens qui quittent un espace donné et qui s'installent dans
un autre espace, perdant en chemin la possibilité de s'exprimer sur
le plan politique et, plus particulièrement, de la citoyenneté inexistante
dans l'espace d'accueil. Ce manque est très douloureux, surtout si l'on
n'a pas été acteur dans aucun des deux espaces, si l'ont n'a pas été
maître d'un destin collectif, ni même simple participant à la création
de ce destin collectif.
- Afin de pouvoir expliquer pleinement ce caractère de la citoyenneté
affirmée, je poserais la question suivante. Qu'avons-nous à proposer
à ceux qui aujourd'hui sont issus de l'immigration ? Plus particulièrement
- pardonnez-moi si je parle de l'Algérie et de l'immigration algérienne
-, qu'avons-nous à dire à cette deuxième génération dite des beurs ?
Eux ont bien évidemment les attributs de la citoyenneté et la capacité
de l'expression citoyenne, mais, en revanche, ils ont une mémoire occultée,
en tout cas pas de référent dans leur environnement proche ? Ce faisant,
je pense aussi à ceux qui sont restés en Algérie, les Algériens, qui
pendant une partie de leur histoire ont été des sous-citoyens en tant
que colonisés. La difficulté procède exactement de la même façon pour
ceux qui sont restés au pays : le fait de ne pas avoir pu exercer une
citoyenneté à part entière, l'occultation de soi dans la vie quotidienne,
l'impossibilité de maîtriser un destin collectif en ayant un moyen d'expression,
qui ne se résume pas simplement au vote, mais, avec ce droit à l'expression
d'ordre politique à travers la citoyenneté, le droit en même temps à
l'éligibilité, le droit et le pouvoir d'exprimer une orientation pour
son pays ou pour son espace.
- Je pense que les difficultés que traversent aujourd'hui les Algériens
tirent pour une part leurs racines dans cette "non-expression" de leur
citoyenneté. Les Algériens, au moment de l'indépendance, pour des raisons
idéologiques ou en raison des choix politiques du moment, n'ont pas
eu, à travers leur nouvelle histoire maîtrisée en tant qu'Algériens
d'un pays indépendant, à exprimer leur citoyenneté, car à ce moment-là
la consultation du peuple algérien n'était pas inscrite dans le cheminement
politique des événements. Aujourd'hui, où nous assistons à l'émergence
d'un pluralisme politique en Algérie, d'une expression plurielle, nous
constatons que, cette expression là, en tout cas pour les votes qui
ont été effectué, c'était réservé à des gens qui étaient organisé. Non
pas en tant que citoyen, mais organisé à travers des groupes, comme
des groupes religieux, comme les groupes d'anciens combattants, comme
un certain nombre d'organisations qui se sont accaparé la parole des
citoyens.
- En conséquence, il est difficile de trouver chez les citoyens algériens
une mémoire organisée en tant qu'expression citoyenne tant en Algérie
qu'au sein de la diaspora algérienne qui vit en France ou à l'étranger.
A partir de là, je n'ai pas eu à me pencher sur l'amnésie des Etats
face à une mémoire inexistante, puisque, si je peux poser cette question,
à savoir que le citoyen algérien serait aujourd'hui porteur d'une mémoire
citoyenne, je dois répondre non, l'"Algérien" n'est pas porteur d'une
mémoire citoyenne aujourd'hui.
- Quels sont les effets que cette absence peut produire sur le destin
d'un peuple? Je crois que nous en voyons malheureusement les effets
dans la violence, que ce soit en Algérie ou en France, où la difficulté
d'intégration qu'on rejette sur les attitudes négatives des " arabes
" en général. Cette violence s'exprime très fortement du fait que cette
citoyenneté à été niée en bloc pour tout un peuple et donc pour chaque
individu, violence qui ne peut qu'engendrer le rejet de la société,
quelle qu'en soit sa forme d'ailleurs par le non-intégré, et aboutir
à son expression logique la plus brutale que nous connaissons sous la
forme refus de la société.
- Nous avons une mémoire d'immigré. Je peux vous parler de celle-ci,
parce que, je crois, que nous la partageons en commun avec les Arméniens
qui ont été marqués à un moment donné de leur histoire par l'expérience
de l'immigration. Qu'implique pour des individus qui ont un passé, une
culture, une organisation sociale, le fait de se retrouver un jour sans
la possibilité d'inscrire dans leur conscient individuel et personnel
l'acte de citoyenneté ? Ce non-exercice de la citoyenneté, cette non-possibilité
de prise en compte du destin et de l'avenir des individus qui forment
une communauté, nous renvoient à une littérature de l'exil. La plupart
des auteurs algériens ont inscrit leur mémoire dans cette littérature
de l'exil, et à l'inverse, pour ceux qui ont transité, ils ont inscrit
leur histoire dans le mythe du retour. Nous avons une population importante
de plusieurs millions d'individus qui ne se sont jamais inscrits quelque
part. En France, animés d'une volonté de retour, ces Algériens n'ont
trouvé aucun élément d'encrage qui aurait pu leur permettre d'inscrire
leur destin et d'en devenir les acteurs, et par là, peut-être, de tourner
le dos à ce mythe du retour.
- Les effets du mythe du retour ont été catastrophiques, parce qu'à
partir du moment où on se dit qu'on ne restera pas ici, on ne peut pas,
y compris pour les générations qui viennent, pour ses enfants, s'inscrire
dans une démarche de fixité avec tout ce que cela comporte, c'est-à-dire
dans une position sociale à long terme, dans une construction de sa
vie, cette non-construction de vie en raison du mythe de retour provenant
en partie de la non-possibilité d'expression de sa citoyenneté. Pour
ce qui concerne l'Algérie, d'une Algérie pour les Algériens, le problème
qui se pose est de même nature : pendant les trente années de l'indépendance,
à de rares exceptions près, les scrutins 99% des voix allaient à un
candidat unique au cours de scrutins considérés comme démocratiques.
"L'Algérien" savait qu'il n'avait que très peu de possibilités d'intervention
sur le cours de l'histoire de son pays. Trente ans de non-exercice de
la citoyenneté ont conduit les Algériens d'Algérie, peut-être pas directement
à ce qui ce passe aujourd'hui, mais, en tout cas, au fait que, lors
de la première élection libre en Algérie, nous avons eu massivement
un vote en faveur des islamistes. C'est un point crucial et important.
Ce vote a une genèse : la première expression " démocratique " a eu
lieu, en quelque sorte, dans les mosquées, comme le seul lieu où les
Algériens ont pu, pour la première fois, exprimer leur aspiration à
la citoyenneté en élisant leurs représentants parmi les religieux, de
désigner l'imam qui les représente, recourant à une pratique citoyenne
avant tous les autres Algériens non pratiquants, de sorte que lors des
élections officielles une organisation qui avait la pratique et l'expérience
du terrain s'est imposée et a remporté la majorité des municipalités.
Le non-exercice d'une citoyenneté entraîne le fait qu'à partir d'un
moment où un espace, un champ s'ouvre, nous nous retrouvons dans une
situation très particulière comme celle qui s'est créée en Algérie et
que des groupes organisés qui ont eu la possibilité de tester la toute
première expression de la citoyenneté acquièrent la majorité.
- L'Occident continue à exporter des populations de l'Orient. On exporte
un certain nombre de milliers chaque année comme esclaves. L'esclavage
existe toujours, on a pu filmer et suivre les convois d'esclaves, et
il y a des associations spécialisées dans le rachat de ces esclaves
qui manquent de moyens parce que les occidentaux préfèrent financer
les famines plutôt que de financer des opérations humanitaires pour
empêcher des enfants et des femmes d'être conduits à l'esclavage dans
les pays fermés au contrôle et qui sont plus nombreux qu'on le croit.
- Je veux juste rapidement revenir sur la Turquie. Nous aussi avons
connu la présence ottomane en Algérie et nous savons comment elle fut
dure et répressive à l'égard des Africains du Nord. Je suis moins optimiste
sur la Turquie car si nous touchons à ce pays quant au problème de la
mémoire et de l'amnésie, nous serons obligés de globaliser le problème
de la position de l'Europe et faire bouger toutes les pièces du puzzle.
Il faudra une remise en cause globale et complète, comme pour la Grande
Bretagne et son traitement de la question des Zoulous, pour ne prendre
qu'un seul exemple rien que pour ce pays, ou comme l'Espagne avec l'Amérique
Latine et les Aztèques, etc. Je crois que nous aurons bien des difficultés
à cet égard dans le cadre de la globalisation mondiale sur laquelle
nous avançons. Peut-être que se contentera, comme l'a fait le président
américain, d'une simple reconnaissance du fait qu'on s'est mal conduit,
mais ce sont les autres, en d'autres temps, qui se sont mal conduits…
Pour que la Turquie puisse, à son tour, tenir ce type de propos, il
faudrait qu'elle s'appuie sur une reconnaissance générale par tous les
Etats de leurs torts respectifs. Or à propos de mémoire, les Etats sont
dépassés. Parler aujourd'hui de mémoire des Etats (par opposition à
l'amnésie) n'a pas beaucoup de sens, car l'émergence d'un nouvel ordre
mondial, comme tout nouvel ordre mondial, passe par un désordre et en
voyant partout s'installer le désordre mondial je ne sais pas si l'on
pourra, dans ces conditions, parler de l'histoire précise de chaque
Etat, peut-être en parlera-t-on dans sa globalité et, à partir du nouvel
ordre mondial, on verra se dessiner de très grands courants de civilisation,
et ce ne seront plus les Etats qui seront désormais porteurs de mémoire
mais plutôt les grands courants de civilisation.
- A côté de la mémoire citoyenne, nous avons également les pratiques
religieuses comme autres références à communauté. Les Etats-nations,
qui constituent l'expression moderne de l'histoire de l'humanité, cèdent
du terrain face à cette mémoire émergeante ou ré-émergeante, notamment
en Afrique du Nord et dans les pays de l'Est. A travers les pratiques
religieuses, nous trouvons une certaine forme de conscience collective.
En France, on compte bien un millier de mosquées et de lieux de culte.
Cette mémoire-là dépasse le cadre de la citoyenneté et de la nation,
car elle est, comme dans la mémoire musulmane, collective, globalisée,
commune à toute une partie de l'Afrique, et elle dépasse donc le cadre
purement national. A la mosquée de Paris, on constate un brassage d'ethnies
différentes. Une opposition violente risque d'émerger. Je crains pour
l'histoire des hommes et pour celle de l'humanité que les massacres
et les génocides - qu'on ne peut pas nier une fois perpétrés, même si
juridiquement on ne les a pas reconnus - vont désormais se multiplier.
Nous voyons en Afrique noire se mettre en place une nouvelle réorganisation
des rapports de force qui part, cette fois, des sources de la mémoire
africaine. L'intermède colonial avait figé la situation. A présent,
l'ordre mondial est en total bouleversement. La France a sa part de
responsabilité dans le fait qu'elle a laissé ces anciennes colonies
quasiment livrées à elles-mêmes. Elle s'est désengagé de plus en plus
pour éviter d'avoir à demander l'aval de la Communauté européenne pour
intervenir. Aujourd'hui, il lui est politiquement impossible d'intervenir
en Afrique sans l'aval de l'Allemagne, de la Grande Bretagne, de la
Belgique, etc. Ce retrait de la France accentue le bouleversement en
cours, à savoir le désordre mondial, qui doit accoucher d'un nouvel
ordre. Aussi, à l'heure actuelle, la construction d'un avenir plus humain,
moins sombre que celui qui se dessine sous nos yeux, semble-t-il bien
compromis.
- On focalise aujourd'hui l'attention du public sur la mémoire immédiate
pour nous amener à l'oubli du passé même récent ou encore on découpe
cette mémoire en thèmes : les journées de la musique, de la femme, etc.,
créent une actualité, plutôt qu'une vraie mémoire. On nous conditionne
ainsi à réagir instantanément à une proposition donnée plutôt qu'à une
réflexion profonde. Si nous avons donc à travailler sur l'opinion pour
amener les Etats à reconsidérer leur mémoire, à être moins amnésique,
nous aurons énormément à faire. Prenons l'exemple des Harkis. Leur mémoire
a été comme interdit de parole. Ils sont comme parqués dans un silence
total. Toute une génération s'est emmurée, est devenue muette, et il
est impossible de la faire parler. Cela se passe à Paris, des décennies
après.
- La transmission de la mémoire dépend, en grande partie, de l'enseignement
de l'histoire, principalement dans les manuels scolaires. Ceci est vrai
des deux côtés de la Méditerranée. A propos de mémoire collective, l'Algérie,
à son indépendance, s'est posé la question de savoir à quelle moment
avait commencé son histoire, quand elle était devenue l'Algérie. Ce
fut un débat extraordinaire, passionnant, entre politiques, historiens,
pédagogues. On a dit alors que l'Algérie avait toujours existé, mais
en quels termes fallait-il parler des Berbères, des chrétiens ? On s'est
dit que ce n'était pas possible, que ce n'était pas l'Algérie mais l'Afrique
du Nord, et qu'il fallait donc parler de l'Algérie à partir du moment
où ses frontières avaient été fixées. Mais là, ce n'était plus l'Algérie
mais la France avec ses départements français. On ne peut pas dire cependant
que l'Algérie est un département français . On devait par conséquent
démarre commencer l'histoire de l'Algérie à l'indépendance en 1963.
Vous trouvez dans les manuels scolaires algériens une chose extraordinaire
: neuf pour cent concerne l'Algérie, le reste est consacré au monde
arabe, à l'Afrique, à tout ce que vous voulez, mais presque rien à l'Algérie.
Voilà donc une amnésie d'Etat qui, là, doit reconstruire son histoire
à travers un discours politique qui doit déterminer une bonne fois pour
toute le caractère arabo-musulman de l'Algérie, et donc chercher à imposer
la langue arabe dans les médias. Vous avez un président algérien qui
s'adresse à une population majoritairement arabo-berbère qui ne comprend
absolument pas l'arabe, un président formé à l'école française qui ne
comprend pas l'arabe, qui ne lit pas l'arabe et qui prononce un discours
à la télévision en ne comprenant pas ce qu'il dit à une population qui
ne comprend pas non plus ce qu'il lui dit. Nous vivons une situation
schizophrénique en raison d'un pouvoir qui parle sans savoir ce qu'il
dit et d'une population qui ne comprend pas ce qu'il dit. Voilà un autre
cas d'amnésie - quand la communication n'existe plus entre l'histoire
et l'enseignement de cette histoire et le discours de ceux qui sont
supposés représenter et défendre les intérêts d'une population. Je pense
que nous évoluons vers cette situation dans le monde.
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