Nil V. Agopoff
  • Je voudrais aborder un autre aspect de la mémoire des descendants de survivants d'un génocide. Un génocide est qualifié comme une planification, une extermination programmée et méthodique. Mais, me référant aux travaux d'Hélène Piralian, je voudrais attirer votre attention sur une définition complémentaire du génocide qui est la déshumanisation avant la mort et la déshumanisation après la mort. Il ne s'agirait donc pas seulement d'une extermination, c'est-à-dire d'une mort physique ou biologique organisée, mais aussi d'un processus de déshumanisation où l'être humain ne doit plus se rappeler son humanité.

  • Sous cet angle particulier, je voudrais vous proposer une étude comparative sur ce qui s'est passé en Vendée et en Arménie, pour prendre ces deux cas. Que s'est-il passé en Vendée ? Ce qui est remis en question dans le cas vendéen, ce ne sont pas les guerres vendéennes opposant des insurgés en armes contre une armée républicaine, entre décembre 1793 et , la chute de Robespierre. Entre le début de la révolte vendéenne en février 1793 jusqu'à l'écrasement des armées vendéennes, on peut considérer qu'il y a eu une guerre civile, un affrontement entre insurgés armés et troupes régulières. Mais, le problème réside dans le fait que, lorsqu'il n'y avait plus aucune crainte sur la sécurité de l'Etat républicain, on a complètement ratissé, tué une population civile, avec femmes, enfants, vieillards, et les témoignages de l'époque rappellent comme un cauchemar ce qui s'est passé avec les méthodes turques. Les Turcs n'ont rien inventé par rapport au comportement atroce des armées républicaines. Hélène Piralian, en tant que psychanalyste, met en lumière ce comportement qui consiste à ne pas supporter l'homme traditionnel incarné par le Vendéen. C'est l'homme nouveau qui se met en place, qui prend ses distances avec Dieu, qui se proclame laïc, devant lui-même une sorte d'" homme-dieu ", qui découvre sa force, sa liberté, son affranchissement de Dieu, mais en même temps sa fragilité. Il s'agit d'une démarche inconsciente, qui ne supporte pas l'homme traditionnel en complet désaccord avec la nouvelle idéologie en train de se créer. La seule façon de se maintenir artificiellement en vie c'était de supprimer l'homme traditionnel qu'était le Vendéen. Il y a un point commun entre les deux jacobinismes, celui des Jeunes-Turcs et puis des kémalistes, et celui des révolutionnaires français.

  • On peut examiner un autre cas, celui de l'Amérique et de la Turquie, en mettant de côté naturellement les relations économiques et, surtout, les intérêts stratégiques qui étaient, s'agissant de la Turquie, tournés à l'époque contre l'Union soviétique. L'Amérique repose sur le génocide des Amérindiens et sur la déshumanisation des esclaves de la traite négrière organisée par l'Europe, l'esclavage pouvant être considéré comme un génocide avec sa planification, ses déportations touchant enfants et femmes, des populations dans leur entier. L'idéologie de l'époque, le code noir signé par Colbert, - et lorsqu'on parle de Colbert on se garde bien de taire le rôle qu'il a joué dans la rédaction du " ode noir " -, cachait une véritable organisation criminelle que l'on présente comme le " commerce triangulaire " ou comme le " commerce du bois d'ébène " ! Il faudrait tout de même demander l'avis des premiers concernés, des Noirs, dont on occulte la prise de parole, que l'on écarte de ce qu'on présente comme le Nouveau Monde comme s'il en avait pas constituer l'un des éléments essentiels. L'Amérique dit : " Ce n'est pas nous qui avons organisé le commerce des esclaves, nous n'avions pas de flotte, ce sont les Européens ! " C'est d'ailleurs pourquoi cet esclavage fut si bien codifié, réglementé. Mais ce sont quand même les bâtisseurs du Nouveau Monde qui en profitèrent jusqu'à la fin de la Guerre de Sécession.

  • En revanche, l'élimination des indigènes fut, elle, organisée complètement par l'Etat qui s'édifiait alors, et là les descendants des Indiens n'ont qu'à chercher directement dans les archives de Washington pour mettre en évidence l'idéologie, le double langage, la préparation, les méthodes d'extermination à l'encontre de leurs ancêtres qui n'étaient pas des combattants dressés contre une autre armée, mais vivaient dans des campements mobiles qui étaient leurs " villages ", leur façon naturelle de vivre. Par la suite, pour les descendants des survivants, on paracheva le travail en les acculturant par le regroupement forcé des enfants dans les écoles américaines, l'apprentissage obligatoire de l'anglais, etc.

  • Il y a plus qu'une ressemblance. La Turquie a pratiqué une sorte de "colonisation" systématique d'un espace où se trouvaient des " indigènes ", qui étaient les Arméniens, les Kurdes et les Grecs, pour s'approprier exclusivement cet espace par une sorte de nettoyage ethnique. Il y a ainsi une similitude essentielle entre ces deux pays à travers le mécanisme d'élimination des populations locales qui permirent de créer l'Etat là où il n existe pas en arrachant, en déracinant l'indigène afin de faire le vide et d'implanter de nouvelles populations. Aux Etats-Unis, les dogmes de l'histoire officielle blanche des Whasps (White Anglo-saxon Protestant) se fissurent , car il faut s'attendre à ce que dans dix ans la population y soit pour une large part (peut-être 50%) d'origine hispanique, d'origine noire et d'origine asiatique. Au plan de la mémoire collective ou même de l'inconscient collectif, il faut comprendre que ces mécanismes vont produire des effets. Bien que l'idéologie nord-américaine actuelle perdure en raison de la puissance économique qui la sous-tend, il faut savoir qu'elle est confrontée depuis une vingtaine d'années à la mémoire de la population noire qui la remet en question, que les hispaniques vont dépasser les Noirs en nombre, qu'ils sont beaucoup plus organisés que ces derniers, sans oublier l'élément asiatique. Ce n'est pas un hasard, si après le tremblement de terre en Arménie, le Noir américain Jessie Jackson s'est rendu en Arménie pour accomplir, au niveau de l'inconscient, un geste symbolique entre les peuples victimes des génocides.

  • Je voudrais réagir sur le problème des Indiens, parce que je crois qu'il y a peu de gens qui savent que les Indiens des Etats-Unis et du Canada possèdent un statut particulier qui illustre de manière choquante ce problème de la mémoire des citoyens et de l'amnésie des Etats : dans le droit américain, les Indiens ne sont pas des citoyens, car seuls sont citoyens les Américains, les Indiens ne sont pas des Américains, ce sont des indigènes, des autochtones tant qu'ils restent dans leurs réserves. S'ils veulent devenir américains, ils doivent abandonner leurs droits spécifiques sur leurs réserves. Il y a donc deux types de personnes en Amérique du Nord, ce sont les Indiens, qui ont refusé d'abandonner leur statut personnel, et les autres. Les premiers ont quand même droit à un passeport américain. Certains ont refusé ce passeport qu'il remplace par leur propre passeport avec lequel ils voyagent dans les pays qui l'acceptent. Entre autre, les Indiens participent en Suisse aux réunions, sur les droits des autochtones, et ils viennent régulièrement sans passeport, ils ont créé leur propre passeport.

  • Dans certains Etats américains, la législation interdit le jeu, mais dans les réserves indiennes, il y a des casinos, une économie parallèle à l'usage des indiens, le siège de grandes compagnies pour ne pas payer plus d'impôts, un jeu assez compliqué en ce qui concerne le statut des indiens…Je voulais juste compléter ce qui à été dit à propos du kémalisme : en fait, il ne s'agit pas des pratiques inconscientes, les Turcs sont pleinement conscients de ce qu'ils font. Le kémalisme a adopté tel quel le jacobinisme en aggravant tous ses traits spécifiques, oppressifs, uniformes, et dans les discussions avec la France, ils disent toujours : " Vous savez, on a le même modèle, les citoyens kurdes ont tous les droits, sauf le droit d'être kurde bien sûr, on a même un général d'origine kurde… " Ils jouent pleinement de cette proximité idéologique. Et en ce qui concerne les Américains, chaque fois qu'il y a un débat au Congrès où est soulevé la question kurde ou arménienne, la réaction turque consiste à dire : " Mais de quoi vous mêlez-vous, vous qui avez exterminé les Indiens, vous n'avez pas de leçons à nous donner ! " Ils disent ça dans leurs journaux, publiquement. Chez les Turcs, tout est très conscient, c'est même un argument de diplomatie. Ils n'ont pas la pudeur de dissimuler, ils revendiquent même.

  • Récemment, lorsque le président Clinton a rendu visite à la Turquie, il a tenu devant le parlement des propos conciliateurs autour du fait qu'entre les valeurs proclamées de l'Etat, les idéaux affichés par la Constitution, et la pratique elle-même, il y a malheureusement un fossé. Des choses horribles, a-t-il reconnu, se sont produites comme la ségrégation raciale vis-à vis des Noirs. C'était une allusion à la situation kurde. A la fin, il a déclaré en substance : " J'espère que dans les conditions nouvelles il y aura des possibilités pour les Kurdes d'exercer pleinement leurs droits naturels, le droit de pouvoir vivre dès la naissance comme citoyens normaux . " Mais pour faire admettre cette phrase il a dû auparavant vanter les mérites du régime, des lois, de la démocratisation, des efforts effectués en Turquie pour améliorer la situation. S'il y a reconnaissance de la part des Américains, du moins dans leur discours, non pas du génocide encore, mais du mal fait ou des injustices faites aux Noirs et aux Indiens, en revanche dans le cas des Turcs, au niveau officiel, il n'y a aucun pas d'accompli dans cette direction, mais, au contraire, on a récemment édifié en Turquie un " mémorial pour les Turcs génocidés par les Arméniens ". Et l'un des principaux planificateurs du génocide arménien a été rapatrié et enterré sur la Colline de la liberté à Istanbul.
  • Je dois ajouter que depuis une quinzaine d'années dans les universités américaines, il existe des départements afro-américains. J'eu la chance il y a vingt ans de travailler deux ans aux Etats-Unis où, près de Detroit, l'université avait, grâce à des historiens américains noirs, commencé à donner la parole aux gens concernés au lieu d'écrire l'histoire à leur place. Selon des universitaires noirs américains, sur trois siècles il y aurait eu soixante millions de morts dus à la traite et à l'esclavage des Noirs. Le génocide n'est pas que l'extermination, il est également la déshumanisation. La traite négrière et l'esclavage ont "chosifié" l'être humain. A Washington il n'existe pas de mémorial de l'esclavage, alors qu'existe un monument pour les victimes de la Shoah. Mais il n'y a pas de monument pour les dix pour cent ou les quinze pour cent de la population qui sont concernés par le souvenir de l'esclavage.

-I.Présentation - II.Arménologie - III.Fonds documentaire du CRDA - IV.La vie arménienne en diaspora -V.La culture arménienne & l'Art - VI.Histoire - VII.Arménie(s) - VIII.Les différents environnements & l'Arménie - IX.Génocide de 1915 et enchaînements politico-médiatiques - X.Inconscient(s) collectif(s), Mémoire(s) et 1915 - XI.Religion(s) et Théologie(s)