Lettre ouverte au Site Saphir.Net.Info suite à l'article de M. Mourad Ghazli
Peut-on se payer le luxe de dire non à la Turquie?

  • Monsieur le Rédacteur en chef
    SaphirNet.Info

    Monsieur,

    Je suis chercheur en Arménologie à Paris et je m'adresse à vous suite à l'article de Monsieur Mourad Ghazli intitulé "Peut-on se payer le luxe de dire non à la Turquie?"

    En effet l'auteur de cet article écrit : "...Devons nous vivre sur le passé ou sur l’avenir ? Le génocide arménien qui date du début du siècle, fait partie des reproches qu’on adresse à la Turquie. Et d’aucun essaye de nous faire croire que la Turquie est encore un pays en guerre, un pays infréquentable au regard de son passé. Soutenir de telles allégations, c’est oublier que la construction de l’Union européenne s’est faite dans le cadre de la paix entre les peuples. En la matière, le couple Franco-allemand (avec Adenauer et De Gaules) a été précurseur au lendemain de la deuxième guerre mondiale."

    Il y a ici une confusion de la part de M. Ghazli entre une guerre et un génocide En plus c'est une erreur de comparer avec le cas de Gaulle // Adenauer. En effet,
    1/ L'Allemagne nazie n'a pas fait un génocide à l'encontre des Français. Elle l'a fait à l'encontre des Juifs. Certes il y a eu dans la France occupée des crimes de guerre (fusiller des otages, etc.) ou contre l'Humanité (le village d'Ouradour en tuant femmes et enfants). Mais l'Allemagne nazie n'a pas fait un génocide planifié à l'encontre de la France.
    2/ L'Allemagne fédérale a reconnu les crimes passés de l'Allemagne nazie.
    3/ L'Allemagne a restitué l'Alsace qu'elle avait annexée pendant la guerre et elle a payé des dettes de guerre.
    Nous ne croyons pas que De Gaulle aurait voulu rencontrer Konrad Adenauer s'il n'en avait pas été ainsi...

    En plus, la comparaison évoquée ne peut pas s'appliquer avec le cas France / Allemagne, c'est-à-dire le cas d'une situation de guerre entre un État avec une armée et un autre État avec une armée. Dans le cas Arméniens / Turcs, en 1915, il était question d'un État (l'Empire ottoman) avec son armée et sa police : à l'encontre d'une population civile sans défense et faisant partie de cet État-là (et non d'un autre).

    Il y a mélange des genres par méconnaissance de la réalité génocidaire, semble-t-il. Un génocide est un crime imprescriptible, qui brise la transmission humaine de la chaîne généalogique. Un génocide bloque le Temps, chasse la Mort (ce chaînon naturel qui relie une génération à l'autre) par le meurtre prémédité. Les rescapés qui étaient programmés à être exterminés deviennent des morts-vivants. Les victimes qui ont été déshumanisées, sont mortes dans l'anonymat et n'ont été enterrées : elles deviennent des fantômes qui errent jusqu'à la reconnaissance du crime par l'État héritier de l'État bourreau. Cette reconnaissance officielle permettra de mettre en terre symboliquement les corps épars qui ne sont toujours pas enterrés et de pouvoir faire enfin le deuil de nos morts et de nos disparus.

    Il est nécessaire de rappeler que la Turquie -qui consacre un budget d'État pour (faire) réécrire l'Histoire- n'est pas "un pays laïc" comme la France :
    - il est obligatoire en Turquie de mentionner son appartenance religieuse sur les papiers d'identité
    - c'est un État laïciste musulman qui prend en charge la formation de ses religieux pour mieux servir son idéologie kémaliste : une idéologie nationaliste bétonnée en jacobinisme. [cela n'étant souvent pas perçu, car il y a confusion entre laïcité et laïcisme : une confusion surtout entretenue par les islamophobes qui cherchent à diaboliser l'islam et à faire confondre islam et islamisme]
    - et enfin, la Turquie kémaliste dans sa volonté de faire table rase, a supprimé l'institution prestigieuse du Califat en 1924.

    Il y a ici un non-dit très important au niveau de ce dernier registre religieux et symbolique : cette suppression était destinée en non-dit pour ne pas qu'un Calife autonome et imprégné de la tradition du Livre -contrairement à l'islam des Janissaires- puisse un jour condamner solennellement le génocide de 1915, un crime contre l'Humanité et aussi contre l'islam qui doit protéger le dhimmi, le non-musulman croyant -surtout s'il est un réfugié.

    C'est ainsi que le Chérif de La Mecque, l'émir hachémite Hosseïn Ibn Ali à l'époque des massacres qualifia de mécréant le Gouvernement Jeune-Turc qui organisa en 1915 ce crime dans l'Empire ottoman en profitant de la guerre qui fut déclarée en djihad en 1914. Par la suite, le Gardien des Lieux Saints décréta plusieurs firmans ordonnant la protection des rescapés arméniens qui avaient pu survivre à la déportation ou aux massacres et qui étaient toujours sous la menace des gendarmes turcs.

    La suppression du Califat en 1924 par le nouveau régime kémaliste eut des conséquences très néfastes dans le Moyen-Orient non-turc. L'idéologie kémaliste s'est attaquée au sommet de la hiérarchie de l'islam, à la très haute dignité religieuse de Commandeur des croyants. La suppression du Califat ne permit pas de corriger symboliquement l'imposture du djihad décrété en 1914 par le Gouvernement Jeune-Turc -qui l'exploita ainsi pour exécuter son nettoyage ethnique criminel. D'où les conséquences déstructurantes dans l'Inconscient collectif islamique qui ont engendré à la longue des forces centrifuges et les dérapages terroristes que l'on connaît aujourd'hui.

    L'année 1915 est celle d'un meurtre innommable -une année qui n'aurait jamais existée selon l'État turc négationniste. C'est le point de départ de l'impunité internationale des crimes organisés racistes ou politiques en particulier les deux impunités suivantes :
    - l'impunité d'extermination planifiée, une impunité exploitée par un certain Chancelier Hitler qui la résume dans ses propos adressés à ses collaborateurs nazis avant d'attaquer la Pologne en 1939 : "Qui se souvient encore de l'extermination des Arméniens?"...
    - et l'impunité recherchée aujourd'hui par les terroristes islamistes encouragés en non-dit (consciemment ou inconsciemment) par l'idéologie négationniste de l'État turc, un négationnisme toléré ou occulté par la communauté internationale.

    La reconnaissance du génocide arménien et la condamnation de son négationnisme par l'islam sera une étape très importante du dialogue islamo-chrétien, un dialogue qui existait avec les Églises orientales dès les premiers temps de l'islam. L'Église apostolique arménienne fait partie de ces églises et est membre du Conseil des Églises orientales. A l'avant-garde de ce dialogue est le Catholicos Aram Ier de la Grande Maison de Cilicie au Liban. Sa Sainteté a été le co-président de la Conférence internationale Chrétiens-Musulmans à Genève qui avait été organisée par le Conseil Oecuménique des Eglises, les 16-18 Octobre 2002.

    Il est nécessaire de dénoncer le silence qui entoure encore ce crime de 1915 et son déni -silence qui se veut pudique. Dans le contexte mondial actuel, les détracteurs de l'islam qui ne cessent de présenter avec éloges la Turquie comme étant "laïque", "moderne", "à vocation européenne", etc., etc. , ne manqueront pas de présenter le génocide arménien comme le fait de l'intégrisme islamiste alors que le Gouvernement Jeune-Turc de l'époque, à l'école pan-germaniste, prônait un pantouranisme racial.

    Je pense que l'islam de France par ses professeurs, par ses théologiens, par ses dignitaires religieux, par le Conseil français du culte musulman, a un rôle très central à jouer dans cette reconnaissance. Cela peut aller au delà de ce que fut lors de la prise des deux journalistes pris en otages en Iraq, où la communauté franco-musulmane a eu une attitude humaine, authentique et citoyenne. Je suis persuadé Monsieur le Rédacteur en Chef, que l'islam de France peut mettre en marche un mouvement spirituel dans la riche tradition de tolérance arabo-islamique pour une déclaration solennelle de reconnaissance du génocide arménien de 1915 : une déclaration qui servira d'exemple aux autres communautés musulmanes de l'Union européenne et pourquoi pas, à l'ensemble des pays arabes.

    Ce défi symbolique et moral sera possible, je le pense, malgré les fortes pressions politiciennes vers un élargissement-à-tout-va orchestrées par un eurocentrisme-politico-économico-libéraliste. Un tel élargissement de l'Union européenne au point de vouloir occulter ou minorer un crime contre l'Humanité qui a fait un million et demi de victimes innocentes, n'est pas acceptable.

    Il y a eu un génocide en 1915 et il a été reconnu en France par une loi votée à l'unanimité à l'Assemblée nationale.

  • Nil Agopoff, Paris le 31 Janvier 2005


à compléter

-I.Présentation - II.Arménologie - III.Recherches-Analyses-Approches ADIC - IV.La vie arménienne en diaspora -V.La culture arménienne et l'Art - VI.Histoire - VII.Arménie(s) - VIII.Les différents environnements & l'Arménie - IX.Génocide de 1915 et enchaînements politico-médiatiques - X.Inconscient(s) collectif(s), Mémoire(s) et 1915 - XI.Religion(s) et Théologie(s)