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Abou Lalla Mahari d'Avétik Issahakian |
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Aède arabe des X e et Xl e siècles L'illustre aède de Bagdad, CHANT IEt la caravane d’Abou-Lala, murmurant comme une fontaine,Marchait dans la nuit calme, au son argentin des clochettes. A pas égal, onduleuse elle avançait, Et le doux tintement emplissait les champs tranquilles. Bercée par la magie de rêves paradisiaques, Bagdad reposait. Dans les jardins embaumés, le rossignol mêlait ses divins gazels aux larmes de l'amour. En leur jaillissement les jets d'eau avaient des rires cristallins. Du fastueux palais des Califes se répandaient alentour des parfums troublants une fièvre de baisers, Cependant qu'indolente et flottante, la caravane marchait sans un regard en arrière Abou-Lala, avec délices, l'incitait à avancer sur la route sans borne. "Va, va toujours, ma caravane, ne recule pas, marche, ne t’arrête jamais." Ainsi parlait en son cœur le grand poète Abou-Mahari. "Va vers les lieux solitaires, libre, vierge et sainte, va vers l'horizon d'émeraude, Vole vers le soleil, va et brûle mon cœur au cœur de l'astre du jour. Ah ! je n'ai pas pour vous un adieu, tombe de mon père, berceau de ma mère; Mon âme vous est hostile, ô toit paternel, souvenirs de mon enfance ! Mes amis, ah ! je les ai bien aimés , ainsi que tous les hommes – proches ou lointains, Mais cet amour s'est mué en vipère qui répand en mon cœur le poison de la haine. Oui, aujourd'hui je déteste ce qu'autrefois j'aimais, je hais ce que mes yeux ont vu en l'âme des humains. En cette âme je n'ai trouvé que vilenies et mille frivolités, Mais c'est la mille et unième que je fuis, la basse hypocrisie Qui donne au visage le masque de l'innocence, qui le ceint, qui l'orne de l’auréole des saints. O langage humain qui, sous un voile d’azur, un baiser parfumé, Sais si bien cacher les ténèbres de l'âme, as-tu jamais eu une parole sincère ? O parler humain, trait empoisonné, tu as percé mon cœur en y versant du miel. Un vrai ciel a sombré en mon âme, un éblouissant soleil s'y et éteint, en même temps que l'espérance et la foi ! Va vers le désert, ô ma caravane, vers la solitude sauvage, vers l'aride désert, Ne t'arrête que devant les rochers roussis, près des bêtes féroces. Que ma tente se dresse sur des nids de serpents, Là je serai plus à l'abri, plus à l'aise, plus heureux qu'au milieu des humains, Que sur la trompeuse poitrine de l'ami contre laquelle avec tant d'effusion j'appuyais ma tête, Que contre ce cœur envahi par le mensonge ! Aussi longtemps que le soleil incendiera l'altier front du Sinaï Et que, pareils aux vagues, les jaunes sables du désert s’élèveront en tourbillon, Je fuirai la face de mes semblables, de mes compagnons, de mes proches. Je n’aspirerai pas à voir, à entendre leurs actions si perverses, si vaines et si fausses..." Une dernière fois le regard d'Abou-Mahari alla vers Bagdad assoupie. Avec répulsion il se retourna et étreignit l'encolure velue du chameau, Caressa tendrement la bête, colla ses lèves chaudes à ses yeux limpides, Tandis que de ses paupières s'échappaient deux brûlantes… larmes… Calme, d'un pas égal, la caravane avançait, au doux tintement des clochettes. Elle s'en allait vers le désert, vers des lieux non souillés, vers les inconnus lointains. |