CHANT III
Et, murmurant comme une fontaine, la caravane d'Abou-Lala,
Calme, insouciante, avançait sous les rayons d'argent.
La lune, tel au Paradis le timide sein de la péri,
Tantôt, effarouchée, se dissimulait sous les nuages, tantôt en ressortait, belle et resplendissante.
Toutes couvertes de diamants, les fleurs parfumées s'étaient assoupies,
Et les oiseaux aux ailes arc-en-cielisées se livraient à l'amour.
La brise chargée de senteurs de girofles chuchotait les contes des Mille et une Nuits,
Palmiers et cyprès, alourdis de sommeil, balançaient leurs branches sur la route poudreuse.
L'oreille bercée des murmures du vent, Abou-Lala méditait ainsi:
"L’univers entier, n’est-ce pas un conte, sans genèse ni fin, splendide, enchanteur ?
Et ce conte sublime, qui donc l’a tissé, qui a fait ces astres, ces mille merveilles ?
Ce conte, qui nous l'a narré sans trêve ni fatigue, sous des formes multiples et si captivantes ?
Des peuples sont venus, d'autres s'en sont allés qui n'en ont jamais pénétré le mystère.
Les poètes seuls l'ont quelque peu compris et l'ont exprimé en divins accents.
Nul n'en sait le début, nul n'en saura la fin.
Chaque souffle vit depuis des siècles. Quelle en est l'origine ? Quelle en sera la fin ?
A tout nouveau-né est raconté la troublante histoire.
Le commencement coïncide avec sa naissance. L'heure de sa mort en marquera le terme.
La vie est donc un rêve; le monde une légende; les peuple; les générations, des caravanes qui passent,
Ainsi que dans les contes, avec la rapidité des songes enflammés, invisibles, ils courent vers la tombe.
Hommes aveugles et sourds, hommes sans idéal, qui n'avez jamais ouï ce conte doré,
Vous vous arrachez un morceau de pain et vous vous poussez vers la sombre fosse.
Avec vos lois - joug infâme, lanières, inextricable toile de folle araignée –
Vous empoisonnez ce songe charmant, cette superbe histoire.
Misérables mortels, vos cœurs vils sont voués à la poussière, et aussi vos actions frivoles.
Indifférente, la froide main du temps balayera vos traces.
Le vent de la fragilité soufflera sur vos pierres tombales,
Et toujours, toujours, vous ne saurez vivre ce rêve, cette sublime histoire…"
Scintillantes caravanes, les étoiles faisaient route dans le ciel limpide,
Et le firmament semblait retentir du clair en des clavettes.
"Va, ma caravane, que tes tintements se mêlent aux vibrations célestes,
Prête ma douleur au vent, sans regard en arrière, marche au sein de la maternelle nature,
Conduit-moi vers une rive lointaine baignée de lumière, une rive inconnue, un solitaire rivage,
Vers la sainte oasis du silence, l'asile des rêves purs, des songes vivifiants.
O ciel, ô voûte calme, parle-moi le langage non vicié des astres, console-moi,
Caresse mon âme blessée des maux de la terre, mon âme qu'a transpercée la bassesse humaine.
En moi couve un feu inassouvi, mon cœur meurtri est digne de pitié.
Et mon âme vit un rêve, mes larmes sont saintes, mon amour infini.
Mon esprit est libre, je n'entends plier devant aucune force,
Je ne reconnais aucune barrière, aucune loi, aucun verdict, juste ou injuste.
Je n'admets, au-dessus de moi, aucune entrave, aucun droit;
Tout ce qui est hors de moi est prison, joug, tyrannie.
Je veux jouir d'une liberté sans frein, vivre sans obligation, en insoumis, en athée.
Mon être aspire uniquement à la Liberté immense."
La caravane avançait. Au-dessus d’elle
Les étoiles avaient leur sourire candide - les libres étoiles toujours scintillantes.
Sous les feux follets de la nuit féerique, la route, au loin, avait des reflets de turquoise.
Et la caravane, calme, insouciante, marchait, s'en allait vers l'inconnu lointain.
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