Préface de Guévorg Emine
Avétik Issahakian, dont le centenaire de la naissance est célébré cette année en Arménie et dans maints pays du monde, est l'un des plus grands poètes arméniens du vingtième siècle.
C'est un poète de tempérament complexe qui personnifie non seulement "le chagrin d'amour", non seulement "la douleur des Arméniens" mais aussi "la douleur de l'humanité entière", tristesse et abandon du monde, foi et indignation qu'il a exprimés avec une ardente passion dans ses nombreuse poésies et surtout dans son poème intitulé "Abou-Lala Mahari" que nous soumettons à votre attention.
Fils de paysan arménien, Issahakian a pérégriné à travers le monde, il a fait ses études en Allemagne et en Suisse.
Il s'est initié à toutes les religions et doctrines, aux croyances et aux sectes - de Bouddha et de Confucius jusqu'au Christ et au Coran, de Lâo-Tseu, Nietzsche et Schopenhauer jusqu'à Marx et Lénine - et il a exprimé ce mélange complexe d'idées et d'émotions humaines dans ses chants candides, presque rustiques.
Né à la lueur d'une lampe à huile, il a terminé sa vie sous les radio-slgnaux du premier satellite artificiel de la Terre en exprimant le tréfonds compliqué et souvent inaltérable de l'être humain, de la caverne de l'homme préhistorique jusqu à la fusée.
Bien des poètes de nos jours - Louis Aragon, Nicolas Tikhonov - se sont émerveillés du lyrisme d'Issahakian, surtout de ses chants d'amour et de nostalgie; Alexandre Blok, traducteur des poésies d'Issahakian, le considère comme l'un des meilleurs poètes du début de notre siècle en Europe.
Les poésies-chants d'Issahaklan ont si profondément pénétré l'âme du peuple arménien qu'ils sont presque tous chantés, mais le plus caractéristique est que les mélodies de la plupart de ces chants ont été improvisées par des paysans-artisans inconnus et sans nom.
Issahakian a créé avec une grande maîtrise des miniatures lyriques et profondes comme la poésie "Où se trouve cette pierre maintenant". Ces miniatures lyriques pénètrent le cœur du lecteur et l'accompagnent durant toute sa vie; la petite poésie "Ravenne", consacrée au mont Ararat, est peut-être la plus belle parmi celles dédiées à ce mont éternel. Cependant revenons à notre sujet essentiel, au poème "Abou Lala Mahari" qui est présenté par ce livre aux lecteurs arméniens et étrangers.
"Abou Lala Mahari" est un poème, mais non un poème de récit dans le sens classique, comme de nombreux poèmes du vingtième siècle. On peut esquisser le canevas du sujet en quelques mots: Abou Lala Mahari, illustre aède de Bagdad, a voyagé dans divers pays, il a vécu des dizaines d'années à Bagdad, s'est assis à la table des grands et des petits, il a connu le bien et le mal, les joies et les amertumes de la vie; puis une nuit, déçu et dégoûté de la société, de ce monde injuste, il quitte Bagdad et s'éloigne avec sa caravane, ou plutôt il fuit ce monde pour ne plus y remettre les pieds… Il s'en va à la recherche de la Liberté et de la Vérité, il va vers le Soleil qui est pour lui le symbole du Bien, de l’Idéal…
L'aède arabe est une création littéraire dont le prototype pouvait fort bien… ne pas exister, car nommer le héros du nom d’un personnage historique aurait pu naturellement susciter des comparaisons, soulever des discussions et amener des malentendus. D’ailleurs c’était impossible du fait que l’authentique aède arabe Abou-Lala Mahari, frappé de cécité à l’âge de trois ans, ne pouvait servir de prototype au héros du poème, un héros au regard scrutateur, un héros du poème aux yeux pénétrants…
Quant à la caravane, elle existait et devait exister, car Issahakian est un poète profondément arménien et la caravane a été le symbole principal accompagnant le peuple arménien et sa littérature, depuis les caravanes des chansons nostalgiques du Moyen Age jusqu’à la caravane de la poésie de Hovhannès Toumanian "Dans les montagnes d’Arménie", caravane qui est le peuple arménien même.
Le Soleil, comme la Lumière, existait, devait exister et ne pouvait ne pas exister; il a été le compagnon éternel du peuple arménien et de sa littérature depuis les siècles du culte du Soleil jusqu’aux poésies médiévales "Aravote lousso" (Matin de lumière) "Louïss zvarte" ("Lumière gaie") et au poème merveilleux de Daniel Vatoujan "Guertame aghpioure louïssine" ("Je vais à la source de la lumière").
Le poème Abou-Lala Mahari est composé de sept chants et chacun d’eux est un "non" plein de colère et de passion ou plutôt un "à bas" interjeté contre chaque muraille, chaque colonne du monde entourant le poète… A bas l'homme corrompu et les amis, la femme et l'amour, le foyer et les parents, la religion et l'or, la loi et les droits, la société et la patrie dans ce monde injuste et imparfait.
Le cri de chaque chant de ce poète a une force prodigieuse et impressionne vivement, car Issahakian, poète de talent et grand maître de la pensée, de l'image et des émotions éprouvées, a pu cristalliser ses paroles dans des strophes acerbes atteignant la force de l'aphorisme et le terrible pouvoir d'une malédiction sacerdotale…
- La femme ? Plutôt que de croire à un serment féminin, mieux vaut, dans un esquif désemparé, se confier à la mer houleuse.
- L'amour ? Hélas! L'amour de la femme t’a versé un breuvage amer pour perpétuer ta souffrance,
Pour qu’en proie à une fièvre ardente, tu lèches le corps de la triomphante femelle, sans que jamais ton désir soit apaisé.
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L’ami ? Les chiens qui vous connaissent n'aboient pas après vous. Ce rôle appartient aux hommes dont vous êtes connu.
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L'or ? O monde scélérat où la puissance de l'or confère au bandit honneur et noblesse,
Fait de l'idiot un génie; du poltron, un brave; de la laideur, beauté; de la prostituée, une vierge sans tache.
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La gloire ? Et qu'est que la gloire ? Aujourd'hui les hommes vous élèvent sur le pavois,
Demain ils vous en précipiteront pour vous écraser sous leurs sabots.
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ou bien L'or ou la peur qu'on inspire sont seuls respectés.
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La loi ? Avec vos lois - joug infâme, lanières, inextricable toile de folle araignée.
Monde des humains où, vis-à-vis du puissant, le faible est fautif.
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La société ? Qu'est-ce que la foule? Une armée ennemie où l'homme est esclave.
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La patrie ? Hélas! Je hais la patrie, superbe pâturage pour le riche libertin.
Et de cette terre ensanglantée le laboureur n'a que pierre à ronger en guise de pain.
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Le pouvoir ? Comme une pieuvre il m'enlace, il me serre le corps, il me serre la tête,
Avec ses tentacules il m'entrave la marche, il m’enchaîne la langue et la pensée.
(Traduction de A. Minassian)
Et enfin, dans ce monde injuste, l'homme corrompu "… Que l'on dit fait à l 'image de Dieu, être, en réalité vomi par Satan."
En lisant ce poème on est remué jusqu'au fond de l'âme par la pensée et la forme ardente qui l'exprime et l’immensément surpris. Comme la vie et le monde devaient être amers et cruels, terrible et inhumains pour pousser à bout l 'Arménien et faire oublier sa bonté naturelle au fils de ce peuple qui, ayant souffert durant des siècles, n'est devenu ni méchant ni misanthrope et - voici bien l'un des miracles et des mystères de l'histoire - dont chaque nouvelle souffrance semble avoir exalté la bonté, l'humanité, l'altruisme.
Témoin - la prière de la mère d'Issahakian dans laquelle la mère arménienne, refoulant sa grande souffrance et son inquiétude maternelle pour le fils vivant en pays étranger, implore ainsi :
"Que Dieu, avant tout, secoure les miséreux,
Les infirmes, les malades, les voyageurs lointains !
Qu'il t'apporte après eux son secours divin
A toi mon enfant, vivant sous d'autres cieux."
(Traduction de A. Minassian )
Et témoin aussi ce proverbe illustrant si bien l'hospitalité séculaire arménienne: "ma maison n’est pas à moi, mais à celui qui en ouvrira la porte".
N'oublions pas que l'auteur de ce proverbe est le peuple arménien. Au cours des siècles des milliers d'intrus ont ouvert la porte de sa maison avec des armes ou par intrigues, avec un coup de poing ou un coup de pied, ils ont raflé, dévoré et pillé, puis ils ont tué sur le pas de sa porte le maître de la maison, ce maître hospitalier et humain…
Qui pouvait trouver en soi la force de ne pas devenir misanthrope, de créer ces paroles bonnes et sincères.
Alors pourquoi et comment le poète arménien "s'est-il souillé les lèvres d'imprécations ?" Est-ce méchanceté, misanthropie, frénésie du surhomme nietzschéen désireux de détruire le monde ou autre chose encore ? … Poète et fils de son peuple, Issahakian a éprouvé, comme ses parents, maintes amertumes et douleurs. Dans sa jeunesse, quand toute sa vie se résumait par l'amour il a été perfidement trompé et touché au cœur d'une blessure dont la cicatrice l'a torturé durant toute sa vie.
Quand il a atteint l'âge d'homme, il a vu et compris la tragédie de son peuple et de sa patrie, il a reçu une seconde blessure, terrible et incurable, dont la cicatrice ronge jusqu'à nos jours le cœur du peuple arménien : l'extermination et l'exode de notre peuple, le passage du pays et du peuple au fil du yatagan turc.
A cette époque le monde pour lui se résumait par la patrie, comme par l'amour au temps de sa jeunesse, et il semblait au poète que dans ce vaste et libre monde seuls sa patrie et son peuple souffraient d'une plaie inguérissable.
Cependant quand pareil aux milliers d'Arméniens vivant sous des cieux étrangers, il a pérégriné de pays en pays, il a compris que le monde entier, l'humanité entière gémissaient de douleur ; il a reçu une troisième profonde blessure et c’est alors qu'il est devenu non seulement le chanteur du chagrin d'amour, le poète de la douleur des Arméniens, mais aussi le poète de la douleur de l'humanité entière.
Issahakian a compris que les racines du mal se trouvaient dans la structure injuste et cruelle de ce monde et qu'il y avait quelque chose de faux quelque part et que s'il fallait aller à la recherche du Soleil, de la Justice et de la Vérité, il faudrait le faire non seulement pour soi et pour son peuple, mais aussi pour l'humanité entière.
Où et quelle était donc cette vérité? - Il ne le savait pas et ne pouvait le savoir (et quel poète l’a-t-il jamais su?). Il était simplement fidèle aux traditions séculaires de son peuple, il allait vers la Lumière, vers le Soleil…
Il est toujours plus facile de peindre vivement la dénégation, la révolte et… le mal (hélas ! la vie en donne toujours plus d'exemples) que la confirmation, l'idéal et la perfection (qui dans ce cas, bien que lumineux - le Soleil - n'étaient pas palpables), voici pourquoi, sans s'approfondir dans l’essence du poème, certains ont cru que "Abou-Lala Mahari" n'était qu'un poème de négation, de fuite et d'abandon.
Il fallait donc pénétrer plus profondément dans la pensée du poète pour comprendre que cet abandon n'était qu'un éloignement de l'objet (ici : du monde) pour le voir et l'apprécier plus complètement ; on ne dit pas en vain que les hautes montagnes se voient mieux de loin.
Alors il ne serait pas difficile de remarquer que dans chaque malédiction, chaque parole haineuse, chaque mot sec et mordant un flot de larmes est caché, des larmes d'amour, d'amour profond pour l'homme, l'ami, la femme, le peuple et la patrie qui souffrent et se corrompent "en ce monde injuste"…
Il caressa tendrement la bête, colla ses lèvres chaudes à ses yeux limpides
Tandis que de ses paupières s'échappaient deux brûlantes larmes…
ou bien
Il pleurait sans que des larmes jaillissent de ses yeux ; infinie était sa douleur… Quoiqu’il en soit on sent beaucoup plus d'amour, d'amour passionné et ardent, pour l'homme et le monde dans les paroles cinglantes du poète qu'il n'y en a dans le sourire jovial et la bénédiction onctueuse de l’humaniste ou de l'indifférent…
Il y a de l'amour, un flot de larmes et surtout de l'admiration, une profonde admiration "pour ce conte merveilleux du monde" qui est le seul, vraiment l'unique donné une seule fois à l'homme;
… A tout nouveau-né est raconté la troublante histoire.
Le commencement coïncide avec sa naissance. L'heure de sa mort en marquera le terme.
Hélas, les hommes n'écoutent point ce conte merveilleux, et voilà ce que dit le poète :
Vous vous arrachez un morceau de pain et vous vous poussez vers la sombre fosse.
Amour profond, oui, douleur, admiration, aspiration à la beauté et à la perfection et surtout trouble et révolte, causée par la situation sans issue, car, comme l'a dit l'un des grands penseurs de notre siècle: il est impossible de vivre dans la société et d'en être libre et aucune caravane et aucun désert ne peuvent y remédier.
En effet, il semble à Abou-Lala Mahari qu'en désertant ce monde et en cherchant la liberté hors de la société abandonnée il a enfin réalisa son rêve, il a atteint le désert où il sera libre, absolument libre. Il désire même que le sable du désert ensevelisse le monde injuste et malhonnête.
Mais pourquoi l'ensevelir ? Pourquoi détruire et anéantir le monde comme le désirait le surhomme nietzschéen ?
Non et mille fois non…
Nous apprenons que le plus grand désir du poète et que "la Liberté règne sur le monde" ou " que le Soleil de la Vérité éclaire la Terre" Mais quel monde? La malédiction du poète n'a-t-elle pas enseveli le monde dans le sable du désert? Que vaut la Liberté sans l'homme et que vaut le soleil de la Vérité ou le Soleil tout simplement sans le monde? Faut-il détruire le monde et se réjouir du Soleil? Mais le Soleil même ne serait mécontent. La gloire du Soleil n'est-elle pas la Terre et l'homme qu'il éclaire? N'est-ce pas l'être humain éclairé et réchauffé, ses glorifications, ses souhaits et ses prières?
S'il est vrai que le poète est le souffle et l'esprit, la parole et la voix de son époque, alors c’est avec art et passion ardente qu'Issahakian a représenté son époque dans ce poème. Et ce poème (outre sa valeur littéraire incomparable) sera immortel, actuel et plein d'intérêt tant que les lois et les mœurs corrompant l’homme continueront d’exister dans une seule partie du "monde injuste" décrit par le poète.
N'est-ce pas pour cette raison que le poème d'Issahakian "Abou-Lala Mahari" a été traduit dans presque toutes les langues du monde et la caravane immortelle d'Abou-Lala Mahari a traversé l'Italie et l'Allemagne, l'Espagne et le Japon, la France et les Pays Arabes en laissant les traces de ses pas dans toutes parties du monde et le tintement de ses clochettes dans l'oreille et l'âme de nombreux peuples de l'Univers.
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