Abou Lalla Mahari d'Avétik Issahakian
Traduction française par Jean Minassian
1
ère édition publiée à Paris en 1952, in-8, 34p. ill.
2ème édition :  Haïastan, Er
évan 1975 . Couronné par l’Académie Française


Bibliographie et num
érisation :
Collection Arm
énak Margarian (Gumri, Arménie)

CHANT II

Et la caravane cheminait entre des rangées de hauts palmiers,
Soulevant des nuages de poussière que le vent faisait tournoyer.

''Va, ma caravane ! Qu'avons-nous laissé derrière nous qui mérite un regret ?''
Ainsi parlait avec son cœur, le grand poète Abou-Mahari.

''O ma caravane, qu y a-t-il à l'arrière qui puisse nous retenir?
Avons-nous quitté amis, épouse, gloire, famille, richesse?

Nous sommes-nous séparés d’hommes, d'un peuple, d'une partie de droits et de libertés ?
Marche, ma caravane ne t’arrête pas. Ce que nous avons quitté se nomme perfidie, chaînes, désillusion.

Et qu’est ce d’ailleurs, que la femme?… Un être rusé, menteur - araignée altérée de sang, créature frivole
Qui, tout en mangeant votre pain, distille du venin dans son baiser, qui, encore dans vos bras, vend son corps à autrui.

Plutôt que de croire à un serment féminin, mieux vaut, dans un esquif désemparé, se confier à la mer houleuse.
Sous des dehors charmants, la femme cache l’enfer, Ibliss (Satan) parle par sa bouche.

O mon cœur, tu avais rêvé d'une étoile lointaine, d'un lys blanc aux ailes angéliques. Qui mettrait un baume sur tes blessures, qui, en des rêves dorés, te ferait oublier les humaines douleurs.


Au chant de la source t'appelant vers des rives baignées de lumière, tu as prêté une oreille charmée,
Tu brûlais de répandre des larmes sur un sein loyal, de sentir l'immortelle rosée descendre sur toi.

Hélas! l'amour de la femme t'a versé un breuvage amer pour perpétuer ta souffrance,
Pour qu'en proie à une fièvre ardente, tu lèches le corps de la triomphante femelle, sans que jamais ton désir soit apaisé.

O lubrique corps de la femme, infernal repaire,
Usant de plaisirs charnels, tu transformes en ténèbres le soleil de l'âme !

Oh ! je hais l'amour cruel comme la mort,
Origine funeste d'où se déverse sur nous le flot des turpitudes.

J’ex
ècre la femme, son baiser, ses caresses impures,
je fuis sa couche immonde, je maudis les douleurs de la maternité.

L’enfantement dur et éternel auquel le monde doit sa bande de reptiles
Qui s'entredéchirent et, de leur virus, infectent les étoiles.

Honnie soit toute paternité! Béni soit le néant !
L'atome qui en sort est, le misérable, voué à cette géhenne : la vie.

Mon père m'a fait du tort. Je n'en ai fait à personne.
Que l'on inscrive ce vers sur ma tombe,(le vœu du poète fut exaucé) si je dois en avoir une sous les rayons lunaires.

Aussi longtemps que, de ses flots d'émeraude, la mer battra les côtes du Hidjaz,
Je ne retournerai pas vers la femme, je n'éprouverai pas la soif de ses caresses.

J'adore la sauvage tribule, j'embrasse ses cruelles épines;
Sur des roches brûlantes je repose ma tête et les mouille de mes pleurs…"

La caravane, en un doux tintement, avançait sur la route.
Calme, insouciante, elle allait vers le désert, vers un lointain comme d’or.

Par instants, les clochettes semblaient sangloter, goutte à goutte verser leurs vibrantes larmes.
La caravane, eût-on dit, pleurait doucement tout ce que Mahari avait tant aimé, tout ce dont il s'était séparé.

Les fûtes des Zéphyrs modulaient les chants, les airs passionnés,
Narraient les chagrins, les blessures d'amour, les rêves tendres ou tristes.

Et, triste, méditait Abou-Lala. Sa douleur était grande, profonde, infinie,
Sans terme, telle la route onduleuse qu'il foulait, qu'il suivait.

Au tréfonds de son être, le jour comme la nuit Abou-Mahari souffrait sans espoir,
L’œil fixé sur les étoiles qui piquaient l'horizon.

Il ne jetait pas de regard en arrière, ni, pour les choses quittées, n’avait un regret.
Pas plus il ne répondait aux saluts qu'il ne saluait lui-même les caravanes croisées.


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