CHANT IV
La nuit, l’affreuse nuit, tel un grand oiseau noir, étendit ses ailes,
Ailes immenses qui s’abaissèrent, couvrirent la caravane, la route et les champs.
Maintenant de sombres nuages ferment l’horizon.
Plus de lune, plus d’étoiles, seules les ténèbres, les affreuses ténèbres.
Les vents déchaînés, tels des coursiers sans frein, parcourent l'espace,
Le balayant, soulevant des tourbillons de poussière qui se mêle aux nuages;
Un infernal tumulte vous glace l 'âme, un tumulte
Où, dirait-on, par la voix des vents, rugissent, hurlent des fauves blessés.
Parfois, dans les palmeraies, au fond des vallées,
Ces rugissements rauques semblent l’appel de créatures souffrantes.
Le grand aède Abou-Mahari disait en son cœur :
''Va, ma caravane, va contre les vents, sans halte, sans faiblesse, que rien ne t’arrête.
Au-dessus de mon front peut gronder l’orange, la foudre éclater.
Je marche la tête haute, altier et sais crainte.
Rien ne me fera revenir vers les villes polluées,
Vers ces cités maudites, sanguinaires, ou l'homme attente sans cesse à la vie de l’homme.
O ma tête sans toit, tu n'en auras plus un; toi-même as saccagé l'abri paternel.
Malheur à qui possède un gîte! Celui-là, semblable au chien, reste rivé au seuil de sa demeure.
Courants impétueux, emportez celle de mon père, détruisez-la de fond en comble,
Jetez-en la poussière aux quatre coins du monde; ma demeure à moi, maintenant, est la route sans fin;
Ma patrie, la solitude ; le ciel étoilé est mon toit paternel;
Ma maison, cette caravane; mon lieu de repos, la route sans étape.
Toi, chemin magique, chemin enchanteur, ma nouvelle patrie,
Conduit-moi vers les lieux auxquels aspire mon âme, vers les lieux sur lesquels ne s'est pas encore posé le regard humain.
Conduit moi loin de ceux qui, tels des vampires,
Vous suivent aussi longtemps que vous avez du sang, et vous délaissent dès que vous en êtes tari.
Eloigne-moi de mes compagnons, défends-moi contre leur amitié feinte.
Mes ennemis, je les connais bien, je saurai éviter leurs poignards.
Si je n'avais eu des camarades, des amis, qui aurait enflammé mes blessures sans nombre?
Qu’est-ce que l’ami ? Un être mauvais. Il suit vos pas et vous espionne.
Qui, sans ces amis dont l’accolade m'a fait tant de mal?
Qu'est-ce que l'ami? Un être mauvais. Il suit vos pas et vous espionne.
Les chiens qui vous connaissent n'aboient pas après vous. Ce rôle appartient aux hommes dont vous êtes connu.
Le camarade, l'ami convoitent votre bien; sans remords, sans scrupule, ils souilleraient votre couche.
J’ai réchauffé un serpent en mon noble sein…Vole, ma caravane, va, ne reviens plus !
Où que tu ailles, ne t'arrête pas, va, va toujours, sans connaître d'étape.
O route, mon bon chemin, emmène-moi bien loin où nul ne verrait mon atroce souffrance.
Ma caravane, qu’avons nous laissé derrière nous qui puisse nous rappeler?
La gloire? Des trésors ? Une partie? Des lois? La justice
Des hommes ? Une cause ? Des droits? Une autorité?
Marche, ne t'arrête pas. Nous n'avons quitté que des chaînes, l'hypocrisie, la désillusion…
Et qu'est ce que la gloire? Aujourd'hui les hommes vous élèvent sur le pavois. Demain ils vous en précipiteront, pour vous écraser sous leurs sabots,
Qu’est ce que l’honneur, les respects des hommes? L’or et la peur qu'on inspire sont seuls respectés,
Que vous trébuchiez, et le prétendu respect se change en bravade, en souverain mépris.
Et qu'est-ce que l'or, grâce auquel un fou peut dominer le monde? Et qu'est-ce que l'amour? Qu'est-ce que le génie ?
Le sang de milliers d'humains, les larmes d'orphelins et la chair des morts.
Je hais, je hais la multitude, cette grand insensée, rassemblement d’esclaves et de tyran,
Persécutrice de l'esprit, incarnation de la violence, fauve altéré de sang.
Qu'est que de la foule ? Une armée ennemie où l’homme est esclave.
Quand a-t-elle permis un essor de l’âme, un développement de nobles pensées ?
Tourbe écœurante, nœud étouffant, ton bleu ou ton mal, quels sont-ils ?
En quoi consistent-ils ? En un horrible jouet,
Ciseaux tranchants qui fauchent indistinctement bons et méchants.
Emporte-moi, ma caravane, sauve-moi, mets-moi vers à l’abri de la justice humaine.
Que les tigres déchirent, plutôt que me protège cette abjecte justice.
Conduit-moi, ma caravane; conduis-moi vers les reptiles, ensevelis mon pauvre cœur sous des amas de sable,
Emporte-moi, soustrais-moi à la tyrannie, à sa protection inique. »
Les terrifiants éclairs, telles d’épées flamboyantes, déchirant les nuages,
Allaient se perdre vers la crête de lointaines, d’invisibles montagnes.
La tempête hurlait, le palmier et le cyprès bruissaient, gémissaient
Et, rapide, la caravane avançait, courait, volait...
Elle courait, elle volait, cachée par des tourbillons de poussière
En sa course éperdue, elle semblait fuir le joug barbare, fuir son poing haineux…
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