Lettre ouverte à l'Association ELELE-MCT
organisatrice du colloque au Sénat
les 30-31 Janvier 2004 :

Islam et laïcité dans l'espace turc - Turquie et Europe

  • Je rends hommage au travail remarquable qu'accomplit l'Association ELELE auprès des émigrants venant de Turquie pour leur insertion dans la société française. Nous rappelons que l'Association ELELE n'a pas manqué de soutenir notre initiative de dialogue turco-arménien lors du colloque du 17 Juin 2001 au Sénat, dialogue auquel je reste profondément et sincèrement attaché.

    Dans cet esprit, on comprend et partage l'intérêt que portent l'Association ELELE et les différents intervenants sur ce colloque : un colloque
    - qui veut défendre et illustrer la laïcité en Turquie
    - et qui se veut être aussi "un moment d'enrichissement pour tous et cela d'autant plus que 2004 sera l'année de débats importants autour de la candidature de la Turquie pour son éventuelle entrée en Europe".

    Nous souhaiterions apporter au débat les points d'analyses suivants :

    La laïcité française est fondamentalement différente dans ses causes et dans ses réalités passées et présentes avec le laïcisme de la Turquie fondée par Kemal Ataturk :

    - autant en France, au terme d'un très long processus, la loi de 1905 et les lois qui suivirent ont consacré l'affirmation de la démocratie sur le pouvoir économique et politique de l'Eglise catholique romaine,

    - autant la brusque suppression du Califat, de l'enseignement religieux des médressés, a été le fait d'actes autoritaires qui ont été la marque fondamentale du régime moderne kémaliste dans les circonstances graves et tragiques de l'époque.

    Dans la réalité, jusqu'à nos jours, le laïcisme autoritaire de la Turquie moderne lié à son émergence, perpétue, en dépit des récentes réformes votées, des pratiques encore enracinées d'exactions, d'impunités, de déplacements forcés de populations, pratiques qui ont horriblement entaché tout le 20ème siècle dans cette région du monde. Ce laïcisme accompagné de telles violences nationalistes (différentes d'une laïcité nationale consensuelle) se confond, nous semble-t-il, avec la pathologie ancienne du déni, de la négation des exactions de masse, des brimades administratives, de l'oppression par la peur des expressions minoritaires, du traitement répressif de la question kurde, toutes choses dénoncées par les démocrates turcs eux-mêmes.

    Dans le contexte difficile d'émancipation nationale et de modernisation de la Turquie, l'institution musulmane du Califat a été supprimée par le régime kémaliste qui a pratiqué une politique de table rase. Ce nouveau régime nationaliste avec la laïcisation brutale du pays a mis en place un blocus de l'islam, y a posé une chape de plomb. Au regard de ses valeurs traditionnelles, l'islam authentique aurait pu être amené à condamner les crimes passés dans un esprit de vérité spirituelle et de foi.

    Nous constatons à regret un non-dit massif du laïcisme officiel de l'État en Turquie : ce laïcisme sert, nous semble-t-il, de rempart contre toute demande spirituelle ou religieuse de reconnaissance par l'islam des-dits crimes. L'islam de France, dans le cadre de la laïcité, ne manquera pas de s'exprimer officiellement sur le génocide arménien un jour ou l'autre, par exemple, comme cela a été le cas aux Etats-Unis. Un tel recours à l'islam est co-substantiel au dialogue islamo-chrétien et au dialogue démocratique en général.

    A travers la crispation d'Ankara qui s'exprime jusque dans les écoles arméniennes de Turquie et le déni de la part d'un nationalisme de prétendue auto-défense dans l'espace turc en général - espace public ou médiatique, mais aussi scolaire et universitaire, etc. -, nous ne pouvons qu'en déplorer :

    -les omissions intentionnées - les occultations - les mutismes - les minimisations comme si de " rien-n'était " - les ignorances programmées - les constructions d'une non-existence - les mises à l'écart de la reconnaissance - ou tout autre escamotage sémantique banalisé.

    Puisque le colloque aborde aussi "l'espace turc en Europe", il n'est pas possible de ne pas évoquer le cas des émigrés venant de Turquie : des émigrés vivant une situation psycho-sociologique délicate avec les problèmes d'intégration que l'on sait. En plus, ils se trouvent confrontés au négationnisme officiel qui leur a été inculqué dans leur pays d'origine face à un environnement non-négationniste du pays d'accueil.

    Une relation harmonieuse, à tout le moins non conflictuelle, entre la sphère de la foi islamique, elle-même très riche, celle des traditions culturelles en héritage, et la sphère publique de la laïcité démocratique, passe nécessairement par la compréhension du phénomène de ce qu'on a nommé la " théocratie militaire " allant jusqu'au devchirmé ottoman. Nous pensons que la base inconsciente du négationnisme turc est le devchirmé ottoman.

    La résolution du problème central de la genèse négationniste à travers ses mécanismes souterrains, pensons-nous, dépend d'une recherche approfondie et cruciale sur la perpétuation de la violence effarante de l'anti-démocratie en Turquie -y compris sous la bannière de la "laïcité".

    J'espère de toutes ses forces en cette résolution.

    Je souhaite que l'association ELELE, qui lutte contre les préjugés humains, familiaux, raciaux et religieux au sein des groupes d'émigrants et notamment pour les droits de la femme et sa dignité, voudra aussi contribuer au développement des dialogues entre toutes les communautés en faveur desquels nous oeuvrons fraternellement tous ensemble.

    Je leur exprime tous nos vœux de succès et notre sincère estime.

    Paris, le 27 janvier 2004.
    Nil V. Agopoff, chercheur en Arménologie
Colloque 30-31/1/2004 : Programme & Communiqué - Présentation et Biographies - Bibliographie sélective

Quelques pages de notre site en relation aux thématiques de ce colloque
à compléter