- Je rends hommage au travail remarquable qu'accomplit l'Association
ELELE auprès des émigrants venant de Turquie pour leur insertion dans
la société française. Nous rappelons que l'Association ELELE n'a pas
manqué de soutenir notre initiative de dialogue turco-arménien lors
du colloque du 17 Juin 2001
au Sénat, dialogue auquel je reste profondément et sincèrement
attaché.
Dans cet esprit, on comprend et partage l'intérêt que portent
l'Association ELELE et les différents intervenants sur ce colloque
: un colloque
- qui veut défendre et illustrer la laïcité en Turquie
- et qui se veut être aussi "un moment d'enrichissement pour tous
et cela d'autant plus que 2004 sera l'année de débats importants autour
de la candidature de la Turquie pour son éventuelle entrée en Europe".
Nous souhaiterions apporter au débat les points d'analyses suivants
:
La laïcité française est fondamentalement différente dans ses causes
et dans ses réalités passées et présentes avec le laïcisme de la Turquie
fondée par Kemal Ataturk :
- autant en France, au terme d'un très long processus, la loi de 1905
et les lois qui suivirent ont consacré l'affirmation de la démocratie
sur le pouvoir économique et politique de l'Eglise catholique romaine,
- autant la brusque suppression du Califat, de l'enseignement religieux
des médressés, a été le fait d'actes autoritaires qui ont été la marque
fondamentale du régime moderne kémaliste dans les circonstances graves
et tragiques de l'époque.
Dans la réalité, jusqu'à nos jours, le laïcisme autoritaire de la
Turquie moderne lié à son émergence, perpétue, en dépit des récentes
réformes votées, des pratiques encore enracinées d'exactions, d'impunités,
de déplacements forcés de populations, pratiques qui ont horriblement
entaché tout le 20ème siècle dans cette région du monde. Ce laïcisme
accompagné de telles violences nationalistes (différentes d'une laïcité
nationale consensuelle) se confond, nous semble-t-il, avec la pathologie
ancienne du déni, de la négation des exactions de masse, des brimades
administratives, de l'oppression par la peur des expressions minoritaires,
du traitement répressif de la question kurde, toutes choses dénoncées
par les démocrates turcs eux-mêmes.
Dans le contexte difficile d'émancipation nationale et de modernisation
de la Turquie, l'institution musulmane du Califat a été supprimée
par le régime kémaliste qui a pratiqué une politique de table rase.
Ce nouveau régime nationaliste avec la laïcisation brutale du pays
a mis en place un blocus de l'islam, y a posé une chape de plomb.
Au regard de ses valeurs traditionnelles, l'islam authentique aurait
pu être amené à condamner les crimes passés dans un esprit de vérité
spirituelle et de foi.
Nous constatons à regret un non-dit massif du laïcisme officiel de
l'État en Turquie : ce laïcisme sert, nous semble-t-il, de rempart
contre toute demande spirituelle ou religieuse de reconnaissance par
l'islam des-dits crimes. L'islam de France, dans le cadre de la laïcité,
ne manquera pas de s'exprimer
officiellement sur le génocide arménien un jour
ou l'autre, par exemple, comme cela a été le cas aux
Etats-Unis. Un tel recours à l'islam est co-substantiel au dialogue
islamo-chrétien et au dialogue démocratique en général.
A travers la crispation d'Ankara qui s'exprime jusque
dans les écoles arméniennes de Turquie et le déni
de la part d'un nationalisme de prétendue auto-défense dans l'espace
turc en général - espace public ou médiatique, mais aussi scolaire
et universitaire, etc. -, nous ne pouvons qu'en déplorer :
-les omissions intentionnées - les occultations - les mutismes - les
minimisations comme si de " rien-n'était " - les ignorances programmées
- les constructions d'une non-existence - les mises à l'écart de la
reconnaissance - ou tout autre escamotage sémantique banalisé.
Puisque le colloque aborde aussi "l'espace turc en Europe", il n'est
pas possible de ne pas évoquer le cas des émigrés venant de Turquie
: des émigrés vivant une situation psycho-sociologique délicate avec
les problèmes d'intégration que l'on sait. En plus, ils se trouvent
confrontés au négationnisme officiel qui leur a été inculqué dans
leur pays d'origine face à un environnement non-négationniste du pays
d'accueil.
Une relation harmonieuse, à tout le moins non conflictuelle, entre
la sphère de la foi islamique, elle-même très riche, celle des traditions
culturelles en héritage, et la sphère publique de la laïcité démocratique,
passe nécessairement par la compréhension du phénomène de ce qu'on
a nommé la " théocratie militaire " allant jusqu'au devchirmé ottoman.
Nous pensons que la
base inconsciente du négationnisme turc est le devchirmé
ottoman.
La résolution du problème central de la genèse négationniste à travers
ses mécanismes souterrains, pensons-nous, dépend d'une recherche approfondie
et cruciale sur la perpétuation de la violence effarante de l'anti-démocratie
en Turquie -y compris sous la bannière de la "laïcité".
J'espère de toutes ses forces en cette résolution.
Je souhaite que l'association ELELE, qui lutte contre les préjugés
humains, familiaux, raciaux et religieux au sein des groupes d'émigrants
et notamment pour les droits de la femme et sa dignité, voudra aussi
contribuer au développement des dialogues entre toutes les communautés
en faveur desquels nous oeuvrons fraternellement tous ensemble.
Je leur exprime tous nos vœux de succès et notre sincère
estime.
Paris, le 27 janvier 2004.
Nil V. Agopoff, chercheur en Arménologie
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